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Berlin-Stasi

Frédéric Monnier
La Nation n° 1896 27 août 2010
STASI: ces cinq lettres ont terrorisé pendant près de quarante ans les citoyens d’Allemagne de l’Est. Véritable Etat dans l’Etat, d’une efficacité, d’un cynisme et d’une cruauté aussi redoutables que le KGB, cette police secrète de l’ancienne RDA (République démocratique allemande) a fait l’objet d’un livre paru en 2009, ce qui n’est évidemment pas par hasard puisqu’on a commémoré cette année-là les vingt ans de la chute du Mur de Berlin. Des ouvrages sur la Stasi (abréviation de Staatssicherheit, Sécurité d’Etat), il y en a bien sûr à foison, mais finalement très peu en français. L’ouvrage dont nous voulons parler a ceci de particulier qu’il a été écrit par un Français né à Pau! Jean-Paul Picaper apprend l’allemand sous l’impulsion de sa mère qui a tenu à lui faire apprendre la langue de Goethe au lycée «à des fins de réconciliation parce qu’elle avait été témoin des deux guerres»; il obtient ensuite une licence d’allemand à l’université de Bordeaux; avant de tenter l’agrégation, il doit accomplir une année de stage dans une université allemande; sur conseil de son professeur, il part en 1959 pour Berlin, s’inscrit à l’université libre de Berlin-Dahlem (créée pour se distinguer de celle de Berlin-Est)… et s’installe dans ce qui est redevenu la capitale allemande où il réside aujourd’hui encore. Il a été professeur de sciences politiques à l’université de Berlin- Ouest pendant treize ans (jusqu’en 1977), puis correspondant de divers journaux et publications français (Figaro, Valeurs actuelles, Politique internationale). Il fait donc partie de ces (rares) politologues français maîtrisant parfaitement l’allemand et fins connaisseurs de l’Allemagne contemporaine.

En près de cinq cents pages, divisées en cinq parties (la dernière est en fait réservée à des entretiens et témoignages fort intéressants d’anciens dissidents, d’agents de la Stasi, de «passeurs» Est- Ouest, etc.), l’auteur retrace l’histoire, brève (une quarantaine d’années), de cette véritable armée qu’était la Stasi, décrit par le menu son fonctionnement, son évolution, son influence tout au long de la guerre froide, ses réussites et échecs, ses querelles intestines (notamment entre son tout-puissant chef Erich Mielke et Markus Wolf, responsable de l’espionnage est-allemand).

On ne résume pas aisément un livre aussi compact en quelques lignes, aussi nous contenterons-nous d’en relever quelques éléments susceptibles d’intéresser nos lecteurs.

Une organisation tentaculaire

Avant tout, et pour souligner le caractère monstrueux de ce qu’était devenue la Stasi au cours des années, voici quelques chiffres avancés par Picaper: «Le MfS [Ministerium für Staatssicherheit] – tel était son nom officiel – était passé de quelque cinq mille agents permanents au début des années 1950 à cinquante mille au début des années 1960 pour compter finalement près de cent mille collaborateurs attitrés et salariés dans les années 1980. Comparée au nombre d’habitants de la RDA (dix-sept millions), elle fut le plus grand service secret de l’histoire». A cela il faut ajouter à l’Ouest les indicateurs, espions et autres agents d’influence ou provocateurs qu’on peut compter par dizaines de milliers. Ces chiffres donnent le tournis, mais ils expliquent en partie l’effondrement final du système à la fin des années 1980: avec autant de collaborateurs, la Stasi «s’est noyée dans la masse d’informations» que lui fournissaient ses collaborateurs.

Le minage du mouvement estudiantin

Picaper ne nous apprend certes rien de bien nouveau quand il écrit dans l’avant-propos que «cette armée [il parle bien sûr de la Stasi] était devenue un instrument politique. Elle visait à pénétrer les milieux intellectuels et politiques, à Berlin- Ouest et en RFA, pour orienter le climat global et agir comme un levier sur les décisions». C’est surtout dans le milieu estudiantin que la Stasi joua un rôle décisif; comme le souligne sans ambages Picaper, «rien n’est plus mou et malléable qu’une université. C’est l’endroit idéal pour procéder à un échange standard dans la tête des gens et modifier leur langage, à condition naturellement de réduire l’influence de ceux qui occupaient auparavant ses chaires et de prétendre qu’ils débitaient des inepties». Et il va plus loin en ajoutant: «Dans les années 1960, les universités de Berlin-Ouest dédiées aux sciences sociales et politiques, histoire et philosophie, subirent une déculturation programmée qui se répercuta dans les années 1970 dans les écoles, puis, dans les années 1980 et 1990, dans les parlements, les tribunaux et les gouvernements, quand les soixante-huitards accédèrent à la vie professionnelle.»

L’auteur ne pouvait évidemment pas ne pas parler de quelques icônes soixante- huitardes, tels Rudi Dutschke, «pierre angulaire [du mythe soixante-huitard], comme Cohn-Bendit en France», et dont les «antécédents, à l’Est, n’étaient pas ceux d’un authentique dissident», ou la fameuse Ulrike Meinhof, soi-disant anarchiste, mais agent d’influence avéré de Berlin-Est. C’est du reste, comme le précise Picaper, à la fille de cette dernière, Bettina Röhl, «journaliste et écrivain à Hambourg, que l’on doit d’avoir prouvé que la Stasi était à l’origine du mouvement révolutionnaire estudiantin. […] La rébellion soi-disant spontanée et libertaire des soixante-huitards allemands fut concoctée dans les officines d’Erich Mielke».

Les facteurs d’un échec

Picaper s’étend assez longuement sur les facteurs qui ont conduit à la chute du Mur et à l’effondrement de l’Allemagne de l’Est, pourtant considérée comme un «fleuron» de l’économie planifiée. On retiendra de son analyse deux éléments. D’abord, les dirigeants est-allemands ont sous-estimé le facteur «peuple» et ses aspirations toutes… matérialistes à profiter des biens de consommation dont il manquait cruellement, ainsi que, élément primordial pour l’auteur, «le désir de se défaire du carcan d’une idéologie-prison». Ensuite, Picaper souligne l’incurable cécité idéologique de ces mêmes dirigeants, enfermés dans le carcan du matérialisme dialectique et historique, doctrine estampillée scientifique par leurs dieux Marx, Engels et Lénine, et incapables d’imaginer que cette doctrine puisse se révéler fausse. «Ce qui n’était pas prévu par les “classiques” aurait été contraire au sens de l’histoire et ne pouvait donc avoir lieu», écrit Picaper qui poursuit: «Si l’édification du socialisme en RDA connaissait des revers, cela tenait essentiellement à la diversion et au sabotage capitaliste émanant de l’Ouest. Il suffisait de tenir en respect la bête immonde avec les armes de Mielke, ministre de la Stasi, et de Kessler, ministre de la Défense, pour l’empêcher de mordre avant qu’elle s’évanouisse en fumée».

L’«ostalgie», phénomène pernicieux

En un chapitre, Picaper règle son compte à la fameuse «ostalgie», phénomène assez récent qui tend à montrer qu’après tout la vie en RDA n’était pas si difficile qu’on a bien voulu le dire. L’auteur ne le précise pas, mais le pourtant excellent film Good Bye, Lenin! n’a pas peu contribué à ce relookage de l’image de la RDA en une «couleur rose bonbon»; or cette «banalisation» a notamment pour conséquence que «la majorité [des jeunes Allemands de l’Est] ne sait plus rien des crimes commis par la Stasi». Cependant, cette amnésie doublée d’une forme de «révisionnisme» s’explique assez bien. Selon l’ancienne dissidente Marianne Birthler, d’anciens dirigeants de la Stasi cherchaient «à embellir la réputation de la RDA en général et de la Stasi en particulier en mentant sur les réalités». D’un autre côté, on sait que la Stasi, entre fin 1989 et début 1990, a pu détruire de nombreux dossiers compromettants, parmi lesquels ceux impliquant «des personnalités haut placées en Allemagne de l’Ouest, en France, en Grande- Bretagne, en Italie [qui] avaient coopéré avec les services de l’Est à titre d’amis sinon d’agents»; or, se demande Picaper, «que se serait-il passé si l’on avait prouvé que d’anciens ministres avaient été des agents de l’Est?» On comprend alors mieux pourquoi les crimes commis par la Stasi ont bénéficié, et bénéficient encore, d’une certaine forme d’amnésie et ne font pas l’objet d’une couverture médiatique aussi large que les exactions nazies, frappées, elles, d’hypermnésie.

Conclusion

L’ouvrage de Jean-Paul Picaper n’est pas exempt de défauts: il est assez touffu, la chronologie manque de clarté, on y trouve des redites. Mais il fourmille d’informations intéressantes, et on y sent l’empreinte de quelqu’un qui sait de quoi il parle, qui fut même acteur du conflit (comme il l’explique dans la première partie intitulée «Ma guerre froide»), au point de se voir «gratifié» d’un dossier dans les archives de la Stasi. S’il n’apporte pas de vraies révélations sur le fonctionnement d’un régime totalitaire, ce livre est à mettre entre les mains de toute personne qui s’intéresse à l’Allemagne d’après-guerre et aux dessous d’une police secrète qui n’existait finalement que par la terreur qu’elle inspirait.

Référence: Jean-Paul Picaper, Berlin-Stasi. Editions des Syrtes, Paris, 2009.

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