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Le besoin de politesse

Jacques Perrin
La Nation n° 1896 27 août 2010
Le courrier des lecteurs de 24 heures regorge de récriminations contre la «montée des incivilités». Respecte-t-on de moins en moins les règles de la politesse? Une observation superficielle pourrait le laisser croire, mais la réalité est plus complexe.

En dépit de l’idéologie officielle qui prône, depuis 1968 pour simplifier, la méfiance envers la courtoisie des «bourges» (on ne dit plus «bourgeois»…), les gens ne se comportent pas tous comme des sauvages. La résistance à l’air du temps est forte, de sorte que les traités de savoir-vivre signés de plumes aristocratiques, ceux de Nadine de Rothschild, Hermine de Clermont-Tonnerre ou Sophie de Menton (la politesse dans l’entreprise…) remportent un franc succès. Tant que les humains ont un corps et que la vie sociale ne se transforme ni en combat de jungle ni en cohabitation indifférente de purs esprits «listés» sur quelque réseau informatique, le besoin de politesse demeure.

Les règles de la politesse constituent la plus grande partie de cet ensemble d’usages et d’habitudes appelés «moeurs», répandus dans une collectivité particulière à une époque donnée. La politesse fait le tissu social, semblable à un habit qui nous protège des agressions de nos congénères. Elle nous enseigne la manière de nous comporter pour éviter les heurts. Elle nous apprend à aborder une personne, à prendre congé d’elle; elle règle les manières de table, le deuil, les parades amoureuses, la toilette, la propreté. Ses préceptes sont utiles chaque fois que nous risquons d’importuner ou d’être importunés par des odeurs, des bruits ou des gestes inconvenants. La politesse aide à nous arranger de la présence physique d’autrui.

Celui qui contrevient aux règles n’est pas puni par la loi, mais par le ridicule ou la mise à l’écart du groupe. Dans une société saine, les règles du savoir-vivre sont plus contraignantes que les prescriptions légales. Elles ne sont pas immuables. Elles varient suivant les pays et les époques. Parfois des vagues d’anti-politesse menacent de submerger la société. Ce fut le cas lors de la Révolution française et sous tous les régimes totalitaires, où des forces égalitaires hostiles à la civilisation donnent le ton. On simplifie alors les règles, ou on les supprime, pour en revenir à des relations prétendument «plus naturelles». Ces périodes d’ensauvagement ne durent pas.

Le plus souvent, on soupçonne la politesse d’être hypocrite; on lui reproche d’exprimer une culture trop raffinée, voire efféminée; on la juge inégalitaire.

Ces critiques sont en partie justifiées, examinons-les une à une.

Les caractères entiers ont de tout temps vitupéré l’hypocrisie des civilités, comme Rousseau ou Robespierre par exemple, en plein accord avec le personnage d’Alceste dans le Misanthrope de Molière. Balzac lui-même dit des moeurs qu’elles sont «l’hypocrisie des nations». La politesse dissimulerait l’inimitié et la rivalité. On se donne l’air de respecter son prochain alors qu’on complote sa perte. Personne n’aime l’hypocrisie et il est vrai que le respect des formes cache parfois des intentions nuisibles. Seulement, comme l’a laissé entendre M. Delacrétaz dans son article sur les babas, on peut aussi feindre l’authenticité qui masque parfois l’indifférence ou l’hostilité. Que de solitudes imposées la convivialité si prônée aujourd’hui ne cache-telle pas! Que le tutoiement généralisé dissimule mal les rapports de force! L’hypocrisie, qui se décèle facilement, est un risque à courir, que la politesse soit recommandée ou condamnée. Après tout, nous préférerions qu’un patron nous licencie avec toute la courtoisie possible au lieu de nous jeter un beau matin à la rue, un carton à bananes sur les bras.

Parfois les règles de politesse codifiées jusque dans d’infimes détails se rigidifient, mais leur raffinement exagéré est obligatoirement suivi d’un assouplissement, voire d’un retour à une «saine rusticité». En matière de politesse comme en toute chose, on profite de périodes d’équilibre entre deux excès.

Oui, la politesse est inégalitaire, c’est sa force. Les usages prennent tout leur sens dans les régimes d’ordre, c’est-à-dire différenciés. Au XIXe siècle, la politesse se construit autour de la nécessité de protéger les dames, considérées comme fragiles. Toute fièvre égalitariste anéantit la courtoisie. A quoi bon témoigner des marques différentes de politesse à un enfant, une comtesse, un général, une femme de ménage ou un mendiant puisqu’ils se valent tous et ne méritent aucun traitement de faveur?

La politesse distingue, à double titre. D’une part, elle élève celui qui la pratique; elle le civilise et le remplit de satisfaction car il y a du plaisir à se montrer poli. D’autre part, le quidam qui en reçoit les marques accède au rang de personne véritable. Observons les réactions lorsqu’une vieille dame entre dans un bus bondé. Tel passager, le portable vissé à l’oreille, n’offre pas sa place; il a bien le droit de rester assis puisque, dans le meilleur des cas, il a payé son billet. Peut-être ignore-t-il les règles, ses parents ayant omis de l’éduquer. Il ne voit tout simplement pas autrui. La vieille dame vacillante, il ne l’a pas remarquée. Un autre passager cède sa place avec une moue renfrognée. Il respecte les règles mécaniquement, sans grâce. La vieille dame peut au moins s’asseoir. Un troisième passager se lève spontanément et adresse quelques mots à la dame, même s’il la sent quelque peu acariâtre. Elle lui fait penser à sa propre grand-mère…

La politesse fait exister celui qui en bénéficie. Les gens extrêmement courtois parviennent à moduler l’application des règles à chaque rencontre. Libérés du souci de savoir comment faire face à autrui, ils sont capables, grâce à leur parfaite connaissance des usages, d’exercer leur acuité psychologique et de s’intéresser à la personne elle-même.

D’un point de vue idéologique, la politesse est mal vue de nos jours précisément parce qu’elle se fonde sur le constat de différences et d’inégalités multiples qu’elle adoucit sans vouloir les effacer. La vague d’anti-politesse, celle des «incivilités», semble puissante, mais un mouvement tout aussi fort y résiste. Beaucoup de gens réclament le «respect» et la «reconnaissance». Ils sentent confusément que la politesse répond à ces besoins, que le savoir-vivre protège surtout les plus humbles. La simple courtoisie a longtemps suffi pour pacifier les rapports entre fumeurs, majoritaires, et non-fumeurs même si, il est vrai, elle n’a pas éradiqué la goujaterie. Depuis peu, la loi s’est substituée à la politesse. Le rapport de force s’est inversé. Pourquoi l’écrasante majorité non-fumeuse se soucierait- elle des fumeurs, désignés comme des criminels empêchant les abstinents de jouir des droits que la loi leur accorde? Les non-fumeurs se croient dispensés de tout effort de tolérance envers la minorité. Qu’on punisse les fumeurs ou qu’ils disparaissent! Quand la loi impose sa froide rigueur, il n’est pas sûr que la qualité des rapports humains y gagne.

Aristocrate normand éduqué sous l’Ancien Régime, Tocqueville remarquait que les Américains de son temps, bons démocrates plutôt rustres, apparaissaient tout à la fois «gênés et sans-gêne». On ne saurait mieux décrire, en peu de mots, la situation actuelle en Europe. Comme la transmission des règles du savoir-vivre se fait mal, même dans les meilleurs milieux, à cause de l’idéologie égalitaire ambiante, beaucoup de personnes ne savent pas se comporter face à autrui, elles sont grossières par ignorance. De surcroît, elles se montrent empruntées, hésitantes, pressentant qu’une certaine éducation leur fait défaut. Sans doute seraient-elles reconnaissantes si on les instruisait une bonne fois des règles de la courtoisie.

Facilitant les contacts quotidiens, la politesse libère notre énergie sociale. Elle est le socle sur lequel des amitiés se fondent.

 

Cet article doit beaucoup à l’excellent livre de Frédéric Rouvillois: Histoire de la politesse de 1789 à nos jours, Flammarion 2006.

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