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Raffaele d’Alessandro (1911-1959), le centenaire oublié

Frédéric Monnier
La Nation n° 1921 12 août 2011
Je tiens Raffaele d’Alessandro pour un des musiciens les plus complets de notre génération. Il n’est pas seulement un pianiste racé, sensible et vigoureux, un organiste remarquable, mais aussi – et surtout – un créateur d’une puissance et d’une richesse d’inspiration indubitables.
Dinu Lipatti, octobre 1950


En cette année Liszt (bicentenaire de sa naissance) et Mahler (centenaire de sa mort), nous voulons attirer l’attention de nos lecteurs sur un compositeur de grande valeur, hélas trop peu joué et dont on célèbre cette année le centième anniversaire de la naissance: Raffaele d’Alessandro. Par chance, nous disposons aujourd’hui d’un excellent ouvrage d’Antonin Scherrer sur le musicien, paru en 2009 à l’occasion des cinquante ans de sa mort et auquel cet article doit beaucoup1.

Eléments biographiques

De père italien immigré en Suisse, grison par sa mère, d’Alessandro naît à Saint- Gall le 17 mars 1911. Il commence ses études musicales à Zurich, «[menant] de front non seulement la composition et les branches théoriques, mais également l’orgue et le piano». En 1934, et grâce à l’appui financier d’une comtesse hollandaise rencontrée à Saint-Aubin, sur les bords du lac de Neuchâtel, il quitte la Suisse pour aller étudier à Paris; là, il suit les cours d’orgue dispensés par Marcel Dupré, mais ne gardera qu’un souvenir mitigé de ce maître qui «n’agit à aucun moment en stimulateur, en inspirateur». La rencontre avec le pianiste Paul Roës, élève hollandais de Busoni, lui-même héritier de la tradition lisztienne, sera plus féconde et le révélera à lui-même en tant que pianiste. Toutefois, c’est auprès de Nadia Boulanger que le jeune Raffaele trouvera les conseils les plus avisés. Il suit avec passion les cours de la grande pédagogue (elle a formé des musiciens tels que Leonard Bernstein, George Gershwin, Igor Markévitch, Dinu Lipatti, Astor Piazzolla, pour n’en citer que quelques-uns) qui se prend d’affection pour d’Alessandro et «lui voue (…) une admiration sincère»; s’ensuit alors un échange épistolaire «qui couvre pratiquement tout [le] séjour parisien» du musicien (Antonin Scherrer en cite de larges extraits, souvent touchants et révélateurs des deux personnalités).

De retour en Suisse, d’Alessandro s’installe définitivement dans le Canton de Vaud, d’abord dans le quartier de la Rosiaz à Pully, chez la famille de l’helléniste Ernest Bosshard (frère du peintre Rodolphe-Théophile), puis, de 1946 à sa mort prématurée (il décède le 17 mars, jour de son anniversaire), à l’avenue du Temple à Lausanne.

La personnalité

D’Alessandro est un solitaire (ce qu’avait bien compris Nadia Boulanger) et un esprit indépendant, caractéristiques qu’il assume pleinement. Il a surtout une haute conscience de son statut d’artiste, de sa vocation de compositeur: «Celle-ci, écrit Scherrer, prendra une place de plus en plus prépondérante avec les années: les concerts qu’il donne, les rares cours qu’il accepte de dispenser, ne sont là que pour lui assurer le minimum vital, pour compenser ce que les commandes et les enregistrements ne sont pas à même de lui offrir en suffisance. Depuis l’adolescence, il est traversé par l’idée qu’un compositeur ne devrait avoir à se soucier que de son seul accomplissement artistique: aux autres – la société, les amis, les gens fortunés – la responsabilité d’assumer sa subsistance.» Magnifique profession de foi certes, mais c’est au XVIIIe siècle que d’Alessandro aurait dû vivre! Fort heureusement, il peut compter sur la fidélité et le soutien généreux de nombreuses personnes; toutefois, il restera aux prises avec des problèmes d’argent tout au long de sa carrière et vivra constamment dans la précarité. Par ailleurs, son intransigeance et son manque de diplomatie ne facilitent pas toujours la diffusion de son oeuvre: voir par exemple ses relations assez peu cordiales avec le chef d’orchestre et mécène bâlois Paul Sacher, personnage très influent dans le monde musical, qui a passé commande auprès des plus grands compositeurs de son temps (Bartok, Stravinski, Martinu, Hindemith, etc., sans oublier les Suisses Honegger, Martin, Beck et Burkhard) et qui, par conséquent, aurait pu lui être d’une certaine aide.

Malgré cela, plusieurs oeuvres orchestrales de d’Alessandro ont été défendues par quelques grands noms de la direction: Ernest Ansermet, Victor Desarzens, Robert Mermoud, Carl Schuricht ou Paul Kletzki en Suisse ont créé l’une ou l’autre de ses oeuvres. Le compositeur a connu quelques succès aux Etats-Unis grâce à Eugène Ormandy, chef titulaire de l’Orchestre de Philadelphie; en Allemagne, sa 1re Symphonie en ré mineur op. 62 a été créée en 1949 à Cologne par l’Orchestre du Gürzenich sous la direction de Günter Wand, chef dont les interprétations des symphonies de Brahms ou Bruckner sont des références, et l’année 1958 voit la création à Hambourg de son Tema variato op. 78 par l’orchestre de la Norddeutscher Rundfunk sous la direction de Jean Martinon, par ailleurs ardent défenseur de la musique française.

Le style musical

Comment définir le style de d’Alessandro? Scherrer cite largement un entretien que le compositeur a accordé à Henri Jaccard et qui a été publié en 1955 chez Maurice et Pierre Foetisch à Lausanne: il recherche avant tout «la clarté de la forme, celle de la tonalité. Les fonctions tonales sont pour moi (…) des nécessités presque physiologiques.» Il pratique ce qu’il appelle lui-même une «tonalité élargie», non dépourvue d’âpretés harmoniques. Il est donc on ne peut plus éloigné des courants avant-gardistes de son époque, comme le dodécaphonisme, l’atonalisme ou le sérialisme. On trouve aussi dans sa musique une vitalité et une complexité rythmiques qui le rapprochent de Stravinski ou de Roussel, sans qu’on puisse le considérer pour autant comme un vulgaire épigone. Dans le prestigieux Grove’s Dictionary of Music and Musicians, le professeur Kurt von Fischer écrit que «son oeuvre se caractérise notamment par un mélange d’éléments germaniques et français typiquement suisse»; en effet, français est son goût pour la concision et un certain raffinement harmonique, plutôt germanique son souci de la forme, son sens de l’architecture. Souvent grave, voire sombre, parfois austère, la musique de d’Alessandro nous apparaît en fin de compte essentiellement originale, personnelle, et elle ne mérite nullement le quasi oubli dans lequel elle est tombée. Sa Symphonie en ré mineur op. 62 devrait figurer au répertoire d’un orchestre comme celui de la Suisse romande. On peut rêver d’entendre l’Orchestre de Chambre de Lausanne (qui l’a créée en 1946 sous la direction de Paul Kletzki) jouer en concert la Sinfonietta pour cordes, piano obligé et timbales op. 51 aux côtés de ces deux chefs-d’oeuvre que sont la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartok et le Concerto pour deux orchestres à cordes, piano et timbales de Martinu; les Préludes pour piano op. 30 ne dépareraient aucunement le récital de quelque pianiste que ce soit.

En attendant, le mélomane qui souhaite partir à la découverte de ce grand musicien dispose heureusement d’enregistrements qui permettent de se faire une bonne idée de son oeuvre. Nous avons choisi d’en présenter très succinctement et subjectivement quatre2. Dans le domaine orchestral d’abord3, voici deux disques parus chez le label suisse Pan Classics, l’un contenant la Symphonie en ré mineur op. 62, le Concerto pour piano et orchestre n° 3 (quasi una sinfonia) op. 70 et douze des Vingt-quatre Préludes pour piano op. 30 (n° de référence: 510 093), le second présentant des oeuvres concertantes (Sérénade pour cor anglais op. 12, Concerto pour basson op. 75 et Concerto pour hautbois op. 79, une de ses toutes dernières compositions), ainsi que la Sinfonietta citée plus haut (n° de référence: 510 117). Les amateurs de musique de chambre se tourneront vers le label vaudois VDE-Gallo avec un disque contenant entre autres pièces le beau Quatuor à cordes n° 2 op. 73 enregistré à la fin des années huitante par le Quatuor Sine Nomine, à l’aube de sa belle carrière (CD-621). Enfin, pour ceux qui aiment le piano, l’acquisition du premier enregistrement intégral, sous les doigts de Lorris Sevhonkian, des Vingt-quatre Préludes op. 30 s’avère indispensable. Figurent également sur ce disque les Huit Préludes pour le piano d’un compositeur que d’Alessandro admirait pour «la profonde humanité de son message», Frank Martin. (Référence: Jean Maurer CD-649).

 

NOTES:

1 Antonin Scherrer, Raffaele d’Alessandro ou l’urgence intérieure, Editions Papillon, Genève, 2009.

2 Une discographie complète se trouve à la page 173 du livre de Scherrer. 3 On notera, en passant, que d’Alessandro a très peu écrit de musique vocale; il a bien commencé à écrire un opéra, mais celui-ci restera inachevé par manque d’aisance du compositeur pour le genre.

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