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Liens discrets

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1739 20 août 2004

Deux paroisses fusionnent dans le cadre de la réforme «Eglise à venir». Elles sont du même genre, la population y est semblable. Elles ont l’habitude de collaborer. La future paroisse correspondra au regroupement scolaire. Le passage se fait donc sans grands bouleversements. Mais il se passe une chose étrange: alors que chacun des deux conseils de paroisse comptait plus de dix personnes, on peine à recruter cinq membres pour le conseil unique de la nouvelle paroisse.

Sous l’aspect visible et relativement clair des modifications institutionnelles, en arrière fond du discours volontariste et volontiers simplificateur des «chefs de projet», il existe un réseau imperceptible de liens qui rattachent l’homme à la réalité. Ce sont des routines familiales qui engendrent un obscur sentiment du devoir et font que certains enfants suivent, peut-être sans trop y croire, la ligne de leurs parents. C’est la crainte de décevoir des amis, voire de simples connaissances, qui nous pousse à prolonger indéfiniment un service. Ce sont des habitudes attachées aux endroits, aux couleurs, aux odeurs, aux personnes, à des souvenirs de jeunesse, à la stabilité des usages. Ce peut être le contour de la paroisse qui dessinait dans l’esprit du fidèle non peut-être une «terre chrétienne», mais en tout cas le lieu, c’est-à-dire aussi l’esprit, d’une certaine pratique religieuse. Ces réalités, d’autant plus fragiles qu’elles ne sont pas toujours conscientes, ne résistent pas à l’ampleur, à la rapidité et à la brutalité des changements qu’on nous impose. Alors, le frêle lien étant rompu, on laisse tomber sans faire de bruit.

Ce n’est pas seulement vrai pour les affaires d’Eglise. C’est aussi le cas dans le domaine militaire, par exemple, ou scolaire, ou dans combien d’associations chorales ou de bienfaisance, où l’on rend les armes parce que le changement nous a privés de ce qui nous les faisait prendre et porter.

On objectera que ce ne sont là que des gémissements indignes camouflant mal la passivité face aux nécessités du monde moderne, ces nécessités que les autorités, elles, discernent et affrontent. Il y aurait beaucoup à dire sur la vanité de ces visionnaires en chambre qui prévoient tout sauf ce qui se passe, éternellement incapables de se remettre en question, eux et leurs projets calamiteux. Mais ce n’est pas notre sujet. Il est vrai que ces liens discrets dont nous parlons ne sont pas la caractéristique principale des héros de la foi et des martyrs. Nous parlons ici de bien pauvres fidélités révélant de bien faibles vitalités. Mais les proclamations officielles, avec leur allant simulé et leur «audace» de commande visant avant tout à obtenir un satisfecit d’une presse foncièrement sceptique, ont-elles vraiment plus de valeur?

Il est vrai encore que les croyants qui ont transféré l’entier de leur foi – mais en est-on bien sûr? qui peut le dire avec certitude? – sur des éléments marginaux méritent d’être admonestés. Tout dépendra encore de qui le fait, et pourquoi, et comment. La sollicitude du pasteur de paroisse les persuadera plus facilement de se centrer sur l’essentiel que le mépris lointain du planificateur entonnant sa ritournelle automatique sur les «forces de résistance».

Mais il se peut aussi que ces liens sans valeur universelle soient les seuls éléments qui rattachent des personnes timides, incertaines, humbles, à l’objet de leur foi. Et c’est grâce à cela que la porte reste entrouverte et que, par exemple, des parents qui ne pratiquent plus continuent d’envoyer leurs enfants au catéchisme, ou simplement que des personnes un peu désabusées continuent de servir. En cela, les grands changements qui nient ou négligent ces liens ont quelque chose de barbare, presque de criminel. Une autorité ne peut pas agir en ne tenant aucun compte des personnes telles qu’elles sont. Et telles qu’elles sont non seulement dans leurs «opinions», dont on sait à quel point elles sont floues, superficielles et changeantes, mais aussi dans leur existence réelle comprenant les liens discrets qui les rattachent au monde.

Par un triste malentendu, beaucoup de personnes s’imposent à elles-mêmes cet arrachement qui les éloignera de ce qu’elles aiment et de ce qu’elles sont. Elles le font sous la pression des idées reçues qui veulent qu’on accepte tous les changements sous peine d’être éjecté du monde et de la vérité. On constate l’ampleur des dégâts quand on entend une personne de sens rassis, active dans la paroisse et ne s’en laissant pas compter, plaquer sur son vigoureux langage personnel les phrases toutes faites de l’officialité et déclarer: «On ne peut plus continuer à ronronner comme du temps de papa...».

C’est la première réforme qui coûte, celle qui brise et arrache les liens discrets. A ce moment, on passe de la réalité vécue à un système abstrait, conçu pour lui-même, à partir duquel ses auteurs prétendent remodeler la réalité. C’est «Eglise à Venir», «Ecole vaudoise en mutation», «Armée 95» («Moins de graisse, plus de muscle»!), «Police 2000». Les réformes suivantes ne sont plus que des étapes dans le vide, des variations sur un organigramme, toutes également étrangères à la vie réelle de la communauté.

Par bonheur, la vie contraint les autorités qui ont des relations directes avec les personnes, c’est-à-dire le pasteur, ou le capitaine, ou l’enseignant, à s’empoigner avec la réalité telle qu’elle s’impose à eux, indépendamment du système qu’ils sont censés mettre en œuvre. Ils se substituent, mais avec quel surcroît d’efforts et pour un temps ô combien bref, aux liens discrets détruits par l’impatience et l’aveuglement.

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