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L’intérêt moral

Paul-Frédéric Vincent
La Nation n° 2031 13 novembre 2015

Nous aimons lire Philippe Barraud, avec qui nous sommes souvent «presque d’accord» – à la manière des intellectuels frileux et des Vaudois authentiques. En effet, bien que nous ne soyons pas libéraux, et bien que nous sachions que la vérité existe, nous recourons volontiers au débat pour faire émerger cette vérité.

Dans pareil exercice, M. Barraud est un partenaire de choix, même s’il est libéral, et même s’il mettrait sans doute des bémols – relativistes ou libéraux – au moment d’affirmer que la vérité existe.

Tous ces compliments pour dire que l’article «Nous sommes couverts de curés», paru sur Commentaires.com le 17 septembre dernier, a retenu notre attention la plus vétilleuse. M. Barraud y fait le départ entre la défense politique des opinions et celle des intérêts. Ce faisant, il enfourche un cheval de bataille aguerri – qui pourrait paraître un cheval de retour à certains de nos lecteurs.

Sur cet air connu, M. Barraud pose des paroles qui ne le sont pas moins, puisqu’il affronte libéraux et socialistes comme les champions respectifs du «principe de réalité» et ceux de l’idéologie, c’est-à-dire les «nouveaux curés» laïcs. La démonstration s’appuie sur un livre que nous n’avons pas lu, La Fable des Abeilles, Vices privés, Vertus publiques, ouvrage dû à Bernard Mandeville et paru au début du XVIIIe siècle. M. Barraud en résume le propos: «Lorsque les hommes défendent leurs propres intérêts, la convergence naturelle de ces «égoïsmes» permet à la société de vivre en paix et d’être prospère, même si elle n’est pas parfaite d’un point de vue moral. […] On pourrait considérer que cette approche, qui inspira Adam Smith, est fondamentalement pragmatique, éventuellement teintée d’un brin de cynisme en cela qu’elle est indifférente aux questions morales. Possible, mais quel but recherche-t-on? Un état de prospérité aussi élevé que possible, dans un pays qui vit en paix, et dans lequel chacun vaque librement à ses obligations, ce qui induit, et c’est essentiel, que chacun a quelque chose à défendre? Ou alors, un Etat tout puissant dans lequel règnent des principes rigides et contraignants, qui appauvrissent la population et découragent ceux qui veulent entreprendre?»

M. Barraud de conclure que la Suisse a longtemps vécu prospère, selon le premier modèle, mais que la gauche veut lui imposer le second modèle, inadapté et délétère – parce que fondé sur des valeurs abstraites, telles que la solidarité avec tout le monde et n’importe qui. L’exemple de l’accueil des migrants – pensé comme un accueil inconditionnel et obligatoire – est parlant à cet égard.

Certes, dans un premier mouvement, l’analyse de M. Barraud emporte notre adhésion. Cependant, notre nature vétilleuse reprend vite le dessus, et nous regrettons la confusion entre morale et moralisme. En effet, les valeurs dénoncées par M. Barraud ne sont pas morales, alors que la défense ordonnée des intérêts – telle qu’il la promeut tout en la soupçonnant d’immoralité – est authentiquement morale, au sens que lui attache la philosophie réaliste. C’est-à-dire que cette défense des intérêts tient compte de la nature des réalités examinées, y compris de la psychologie humaine, et tâche d’en tirer des conséquences, pour l’épanouissement le plus complet possible de ces réalités.

Cette morale authentique se souvient – avec Maurras et bien d’autres auteurs peu libéraux – que l’intérêt est le moteur naturel des personnes. En effet, l’intérêt meut toujours le cerveau et le cœur d’un homme, lorsqu’il se collète concrètement avec la réalité, par exemple lorsqu’il gère une communauté restreinte, telle que ces PME chères à M. Barraud et à nous-mêmes.

Pour exploiter encore un peu l’exemple économique, nous rappelons que nulle entreprise ne s’attèlerait à réorganiser son travail, en vue d’obtenir le meilleur rendement, si l’aiguillon de l’intérêt ne l’y contraignait pas. De la sorte, gestionnaire de son intérêt, tout homme devient personnellement responsable. Cet homme, ce gestionnaire, sera récompensé personnellement et châtié personnellement, par le succès ou par l’échec. Nous ne savons rien de plus moral. Comment accorder tous ces intérêts particuliers, en vue du bien commun – ensemble supérieur à la somme des parties qui le compose –, est une autre question. On ne peut s’y atteler que si les intérêts particuliers sont, peu ou prou, préservés.

Engagés dans un débat prudent avec M. Barraud, nous nous retrouvons plus d’accord avec lui qu’il ne l’est lui-même. Il voudra bien nous le pardonner.

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