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Expérience d’abord!

Jacques Perrin
La Nation n° 2031 13 novembre 2015

Nous aimons accuser les politiciens ou les journalistes d’être «déconnectés du réel». Les «riches», les «états-majors» et les «intellectuels» encourent le même reproche. Le fait d’être connecté à quantité de médias électroniques ne vous préservera pas du blâme, bien au contraire.

«Le réel, c’est quand ça fait mal», aurait affirmé le psychanalyste Jacques Lacan. Voilà une définition partiale et mémorable. Le réel, ce n’est pas d’abord la joie ou le plaisir, mais le mal éprouvé. Ceux qui jouissent d’une bonne bouteille ou d’un lit douillet ne sont pas réputés vivre dans la réalité vraie. Il ne faut pas se dissimuler que les attristés qui vous reprochent d’être «coupé du réel» nourrissent une forme de ressentiment à votre égard, parce qu’ils vous estiment plus heureux qu’eux, gâtés par l’abondance, épargnés par la souffrance.

Sous nos climats, on ne souffre pas de la faim, de la soif ou du froid, mais il faut trouver du travail et le conserver, gagner de l’argent, se loger, élever ses enfants, s’occuper de ses parents âgés, éviter la paperasse administrative, les embouteillages, les trains bondés et la saleté, avoir toujours l’air en forme, lutter contre les atteintes de l’âge, etc. Nous imaginons que les «déconnectés» ne connaissent pas ces embêtements-là, lesquels ne sont rien comparés aux misères des innocents emprisonnés ou torturés, des affamés, des réfugiés. On est toujours le «déconnecté» de quelqu’un.

Depuis qu’existent la photographie, la télévision, internet et, à la réflexion, tous les arts qui prétendent représenter avec des mots ou des images ce que les sens nous donnent à percevoir, un voile de fictions s’interpose entre la réalité et nous. Les représentations elles-mêmes sont affectées d’une réalité seconde. Une photo de peuplier existe bel et bien selon son mode et l’image est parfois si prenante qu’on finit par la préférer à l’objet qui lui a servi de support. Ainsi les touristes cessent-ils de découvrir des paysages, recherchant autour d’eux ce que les cartes postales et les prospectus des agences leur ont révélé avant le voyage.

Aussi sommes-nous conduits, afin de ne pas prendre des chimères pour la réalité, à nous poser des questions préventives. Ce qu’on nous raconte est-il vrai? Ce que nous voyons est-il réel? Les représentations et les reproductions médiatiques sont-elles fidèles à une réalité dont nous avons fait ou pourrions faire l’expérience?

Comme notre finitude ne nous permet pas de tout expérimenter, nous en sommes réduits à comparer et à évaluer les témoignages, à la manière d’un enquêteur.

Que se passe-t-il en Ukraine? Que veut M. Poutine? Que cache la photo du «petit Aylan»? Qui faut-il élire? Quelle est la caisse-maladie la plus avantageuse? Quel que soit le thème que nous envisageons de discuter ou la décision qu’il nous faut prendre, nous avons des préjugés qui guident nos investigations. Après en avoir pris conscience et les avoir formulés, afin de les rectifier au besoin, nous voulons entendre des témoins qui connaissent la question de près, ceux qui ont des expériences à relater. Lors d’un débat sur la «pénibilité» du travail, une présentatrice de TV confronte un expert en management, un philosophe et un patron. Nous sentons immédiatement que les propos du patron ont plus de poids. Il parle de son entreprise, de sa branche, de son personnel, des embûches et des réussites qu’il connaît depuis des années. Nous préférons les journalistes enquêtant sur le «terrain» aux commentateurs, non que ceux-là voient toujours juste, mais parce qu’ils fournissent au moins matière à discussion. Si dans La Nation il nous est arrivé de citer des écrivains tels que Primo Levi, Alexandre Soljenitsyne, Ernst Jünger, Maurice Genevoix ou Hélie de Saint-Marc, c’est parce qu’ils ont rapporté des mésaventures vécues dans des situations extrêmes. Si nous apprécions des auteurs de tempérament aristotélicien, comme Marcel Regamey lui-même, Gustave Thibon ou André de Muralt, c’est parce que sous leurs propos, si abstraits ou mystiques soient-ils, nous sentons affleurer le réel concret. Il en va de même des écrivains les plus véridiques: La Fontaine, Molière, Balzac.

Les jeunes élèves ont de la peine à écrire des dissertations. Ils n’ignorent pas comment argumenter ou utiliser les «connecteurs logiques» dont on leur rebat les oreilles, mais ils peinent à rassembler suffisamment de faits ou d’événements de leur courte vie pour donner de la substance à leurs réflexions, à moins que le sujet ne les touche de (trop) près, par exemple inconvénients et avantages de la tricherie…

Expérience d’abord!

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