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Occident express 19

David Laufer
La Nation n° 2111 7 décembre 2018

En découvrant Belgrade en 2001, j’ai vu les grands boulevards où s’alignaient les cireurs de chaussures. Assis sur un petit tabouret, une caisse devant eux pour permettre aux clients de placer leurs chaussures, un étal à lacets derrière eux, ils faisaient partie du décor. Dix-sept ans plus tard, il n’en reste que quelques-uns. J’emploie l’un d’eux régulièrement. Comme les autres, il est Rom et fier de l’être. Il tient son carrefour depuis 1966. Son père le lui avait cédé, ayant commencé son commerce avant la guerre de 40. Mais ses deux fils à lui ne reprendront pas la pratique. Ils sont magasiniers chez Migros, à St Gall. Lorsque je vais le voir, il me parle de sa vie, de sa femme qui cuisine bien mais qui l’ennuie, de son amante qui sait s’y prendre, de la colère de la première lorsqu’elle a appris l’existence de la seconde. C’est un authentique théâtre de boulevard. Il y a quelques années, un de ses fils lui a proposé de les rejoindre à St Gall. «Que veux-tu que je fasse là-bas? Regarder la télé toute la journée? Boire?» Il est donc resté à son carrefour où les gens le connaissent et le respectent, ce dont ne peuvent probablement pas se vanter ses fils. Tandis que sifflait un mauvais vent d’octobre, mon cireur se frottait les mains: «Enfin la bonne saison. Les gens remettent de vraies chaussures. C’est fini, les sandales et les espadrilles!» C’est ainsi chaque fois que je le vois: il sourit, il est volubile. C’est un homme heureux. Heureux d’être utile et de gagner sa vie sans dépendre de qui que ce soit, de connaître des gens qui lui sourient en passant, de placer une blague salace, de servir de repère à tout un quartier. Pourtant, ici comme ailleurs désormais, on ne mesure plus la valeur d’un homme autrement que par le porte-monnaie. Ces petits métiers disparaissent donc avec une rapidité déconcertante. On leur substitue une charité d’état, confortable et régulière autant qu’humiliante et inutile. Ah! la grande vertu des petits métiers.

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