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La démocratie directe en France?

Jean-François Cavin
La Nation n° 2114 18 janvier 2019

Au fil des troubles qui secouent la France, du «ras-le-bol» des gilets jaunes aux déprédations des casseurs en noir, une revendication est revenue avec insistance: l’instauration d’un «référendum d’initiative citoyenne», en abrégé RIC. Par cette appellation qui sonne étrangement aux oreilles helvétiques, il faut entendre que sur demande d’un certain nombre de citoyens (on parle de 700 000, soit 1,5% du corps électoral) présentant un projet – c’est l’initiative –, le peuple serait appelé à voter sur cette proposition – c’est le référendum. Ce serait neuf pour la France, voire contraire à ses plus hautes traditions: on a entendu un politologue rejeter cette idée comme étant sacrilège, car le rôle du peuple, c’est d’élire ses représentants qui ont la charge de faire les lois; ne pas confondre les rôles! Il ne lui venait pas à l’idée que la démocratie représentative n’est qu’une forme d’organisation du pouvoir parmi d’autres.

De fait, la France n’est pas habituée aux instruments de la démocratie directe. Il y a bien la possibilité d’un référendum communal sur les objets de compétence municipale, rarement utilisé; celle d’un scrutin local, voire départemental sur les projets ayant un impact sur l’environnement (ce fut le cas, dans le département de Loire-Atlantique, pour le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, accepté par le peuple… mais abandonné par le gouvernement!). Un référendum est organisé au niveau national pour approuver une modification de la Constitution, à moins que le président de la République ne préfère une ratification par le Congrès (Assemblée nationale et Sénat réunis) à la majorité des deux tiers; et c’est souvent le choix présidentiel. Le référendum législatif est ouvert sur certains textes, mais à l’initiative du gouvernement ou du parlement, non d’une fraction du corps électoral; donc ça n’arrive jamais. Enfin, depuis peu d’années, existe un mécanisme si curieusement conçu qu’il n’est jamais utilisé non plus: le «référendum d’initiative partagée» (RIP!); il est organisé à la demande d’un cinquième des membres du parlement (soit 185 députés ou sénateurs), soutenus par un dixième de l’électorat (soit plus de 4,5 millions de citoyens!)… et il ne permet pas d’abroger une loi récemment votée. On voit combien la méfiance du pouvoir envers le peuple est forte!

Les manifestations actuelles sont nées d’une frustration de la «France d’en bas» qui se sent abandonnée à un sort matériel difficile et jamais écoutée par les élites politiques. Un renforcement des droits populaires paraît donc susceptible de canaliser pacifiquement les rancœurs et les aspirations de cette partie de la population. Mais cette réforme peut-elle réussir dans un pays si peu accoutumé à des scrutins non électoraux? Les promoteurs du RIC ayant souvent pris la Suisse en exemple, il ne nous est pas interdit de livrer quelques réflexions sur le sujet.

La démocratie directe, chez nous, fonctionne plus ou moins bien (même s’il y a des difficultés, des abus, des ratés). Elle a le mérite, par le référendum, d’opposer un contrepoids aux apparatchiks, et par l’initiative, de mouvoir l’appareil – parfois en direction du compromis né d’un contre-projet. Dans l’ensemble, elle ne se détourne guère de son objet. En France, en revanche, le risque est grand que l’exercice de la démocratie directe tourne au plébiscite, pour ou contre le pouvoir en place; de Gaulle ne s’est-il pas retiré après l’échec de son référendum sur la participation, interprété comme une rupture de confiance? Cette déviance est vraisemblable, car la République voisine personnalise le pouvoir, émietté chez nous par le fédéralisme et la collégialité gouvernementale. Mais elle n’est pas certaine, car le RIC – contrairement aux rares référendums que la Ve République a connus, ordonnés «d’en haut» – porterait sur une proposition venue «d’en bas», donc non portée, voire incarnée, par un tenant du pouvoir.

On dira peut-être que ça ne marchera pas en France parce que ce pays n’a pas la culture civique nécessaire. Il est vrai que, chez nous, depuis des siècles, les assemblées de consortages, d’allmends, de communes, les landsgemeinden ont été autant de champs d’exercice des droits de décision collective ou de citoyenneté. Les scrutins fédéraux organisés depuis 1874 pour le référendum, 1891 pour l’initiative, bénéficiaient d’une certaine accoutumance du corps électoral. La France, au contraire, débarquerait sur le rivage d’un monde politique nouveau. Mais lui est-il pour autant interdit de commencer? Le niveau de la vie politique y est tombé si bas qu’elle n’a plus rien à perdre.

Assez finement, quelqu’un a dit que la démocratie directe exige que les citoyens sachent être vaincus. En Suisse, le peuple a cette sagesse (plus que l’Administration qui, elle, revient à la charge lorsque la majorité ne lui a pas obéi). Doit-on postuler que les Français ne savent pas perdre? Il est vrai que leur logique tranchante ne se complaît pas dans le relatif inconfort d’un insuccès; mais cette même logique peut bien leur faire admettre qu’une décision, une fois prise, est prise.

Un écueil majeur se présente toutefois. Les Français ne faisant pas les choses à moitié, les promoteurs les plus audibles du RIC réclament «la totale»: les initiatives entraînant un vote devraient pouvoir porter sur la Constitution, sur l’adoption de lois, sur l’abrogation de lois et sur la révocation des élus. C’est beaucoup demander. La révocation, pas exemple, est de nature à remettre continuellement en cause les résultats d’une élection. Quant à l’initiative législative, nous savons bien qu’elle exige le respect du «droit supérieur», constitutionnel ou international; l’examen de cette conformité peut être complexe et controversé; c’est notamment pourquoi la Suisse n’a pas voulu de l’initiative législative fédérale. Dans la fraîcheur de leur appel au renouveau, les gilets jaunes et Cie ne parlent pas trop de ces complications inévitables.

On jugera de leur maturité civique à leur capacité de modérer leurs exigences.

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