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Pendereckiego Pasja wed?ug ?w. ?ukasza, genialna muzyka!

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2148 8 mai 2020

«Je suis un pianiste de quatorze ans et j’essaie de devenir compositeur. Voilà ce que j’aimerais faire en apprenant la composition. C’est magnifique, et je n’ai pas les mots pour le dire.» Ce commentaire a été posté il y a un an sous un fichier YouTube de la Passion selon saint Luc de Krzysztof Penderecki, décédé le 29 mars dernier à l’âge de 86 ans. Cette Passion, créée en 1966 pour fêter le 700e anniversaire de la cathédrale de Münster, a largement contribué à la célébrité mondiale de son auteur et, chose étonnante pour une œuvre résolument moderne, à l’immédiate adhésion du public.

Pourtant ce gigantesque diptyque avait accumulé tous les obstacles possibles pour sombrer dans un abyssal oubli. Le premier obstacle était d’ordre politique. Certes la Pologne de Gomu?ka n’était pas la Russie de Staline: en marge de la doctrine officielle qui imposait le réalisme socialiste et enseignait l’athéisme scientifique, la création artistique était plus libre que dans les autres pays satellites de l’URSS. La deuxième barrière à franchir, la plus haute, était l’oreille des auditeurs. Ecrite en pleine période de divorce entre le public et les créateurs, cette Passion est un catalogue presque exhaustif des procédés extrêmes de l’avant-garde en vogue au mitan des années soixante: séries dodécaphoniques, micro-intervalles, frottements harmoniques, glissandi, cris, chuchotements, sifflements, déclamation, clusters à l’orgue, passages aléatoires, bruitisme, tintamarre, etc. A ces pratiques extravagantes, qui sont un défi aux autorités politiques et religieuses autant qu’aux habitudes des mélomanes, Penderecki n’hésite pas à mêler des unissons, des évocations de modes grégoriens, des citations du célèbre motif B-A-C-H (si bémol-la-ut-si), des accords parfaits – ce dernier trait jeté comme un défi aux inquisiteurs sériels! Cette fresque tragique de quelque huitante minutes, aux couleurs invariablement sombres, s’achève sur un éclatant accord de Mi majeur étalé sur trente-cinq portées, mobilisant l’ensemble des forces chorales et orchestrales: Domine Deus Veritatis

Ouf! Quel bric-à-brac! Quel bazar! est-on tenté de s’exclamer. Assurément, mais tant d’œuvres de compositeurs révérés tels Messiaen, Mahler, Wagner, sont construites avec des fautes de goût criantes, des longueurs exténuantes, des conceptions saugrenues, des associations improbables. Pourquoi est-ce que ça passe? Parce que les moyens mis en œuvre obéissent à une nécessité intérieure et non à une provocation gratuite «pour épater le bourgeois». Plutôt que de s’inféoder à un système d’écriture imposé par un diktat esthétique, comme tant d’esclaves consentants à la même époque, Penderecki fait son marché dans toutes les possibilités disponibles, selon les besoins de sa pensée. Un artiste guidé par un solide métier et inspiré par des forces qui le dépassent peut fédérer beaucoup d’éléments contradictoires et en faire une composition indiscutablement cohérente. Si ce n’est pas un critère du génie, c’en est assurément un des aspects.

Passio et Mors Domini Nostri Jesu Christi Secundum Lucam de Krzysztof Penderecki, bouleversant chef-d’œuvre qui sait parler aux hommes de notre temps, dans un langage de notre temps, est digne de succéder aux Passions de Jean-Sébastien Bach; elle partage avec celles-ci l’expression d’une foi intense et le souci lié de servir Dieu en premier. Voilà pourquoi une telle musique, cinquante-quatre ans après sa création, peut encore toucher le cœur d’un adolescent du deuxième millénaire. Et, qui sait, peut-être le vôtre aussi. Allez sur YouTube, tapez «penderecki passion». Vous tomberez sur l’excellente version dirigée par Antoni Wit, avec le défilement de la partition. On trouve aussi une captation de la Télévision polonaise de 2011 avec le compositeur au pupitre.

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La création musicale d’après-guerre a été marquée en Europe par la prise de pouvoir d’une avant-garde radicale et militante qui a échoué à gagner l’adhésion du public; elle ne l’a d’ailleurs pas vraiment cherchée. Lassés par des expérimentations souvent stériles, beaucoup de compositeurs ont retrouvé progressivement le chemin d’une écriture moins en rupture avec le passé. Aux côtés d’Alfred Schnittke, d’Arvo Pärt, de György Ligeti, et beaucoup d’autres de cette génération et la suivante, le musicien polonais a renoué avec un lyrisme décomplexé et n’hésite pas à réintroduire de beaux thèmes diatoniques, des accords consonnants dans des partitions qui reprennent des formes anciennes: sonates, concertos, symphonies, etc. L’esthétique de Penderecki des dernières décennies n’a rien perdu de sa puissance expressive, mais elle s’inscrit désormais dans un style néoromantique assumé.

On peut facilement se convaincre en rejoignant sur Arte la rediffusion du concert donné en 2013 à l’Opéra national de Varsovie pour célébrer les huitante ans du compositeur. Sur Google, tapez «hommage à Krzysztof Penderecki». Le concert commence dans une atmosphère angoissante avec le Thrène pour les victimes d’Hiroshima (1960), brève pièce atonale aux cordes grinçantes, partiellement utilisée par Stanley Kubrick dans Shining. A 12’30’’, un court Duo concertante pour violon et contrebasse, avec Anne-Sophie Mutter, sert de prélude au très inspiré Concerto grosso no1 pour trois violoncelles et orchestre (19’30’’). Charles Dutoit, pourtant peu familier de ce genre de répertoire, dirige avec une conviction communicative l’œuvre dont il fut le créateur en 2000 à Tokyo. A partir de 57’30’’, le monumental Credo (1997-98) pour soli chœur mixte, chœur de garçons et orchestre, dirigé par Valéry Gergiev, couronne en resplendissante majesté le concert d’anniversaire du compositeur. Ce Credo dégage une énergie spirituelle à convertir les pierres!

Attention: cette exceptionnelle vidéo n’est disponible en streaming libre que jusqu’au 30 juin.

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