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Occident express 58

David Laufer
La Nation n° 2148 8 mai 2020

Dans les commentaires sur le coronavirus qui se répandent presque plus vite que le virus lui-même, le thème de l’oubli revient souvent. Oubli des pandémies passées, oubli des leçons de l’histoire en général. Il est indéniable qu’en se souvenant des nombreuses épidémies de grippes chinoises et en tirant les leçons qui s’imposaient de ces expériences, le monde entier n’aurait pas eu à souffrir autant. Pourtant, le corollaire de cette assertion serait que tout salut proviendrait du souvenir, constamment maintenu vif et présent. Historien de formation, je ne suis pas suspect de négligence sur cette question, au désespoir de mon fils qui doit subir les inévitables conférences de son papa à la moindre occasion. Vivre en Serbie m’a rendu toutefois sensible à ce que l’éditeur Vladimir Dimitrijevic qualifiait de «sur-histoire» pour parler du fétichisme que le peuple serbe nourrit pour son propre passé, et évidemment les séquences les plus épouvantables de celui-ci. Dans ce pays, chacun traîne derrière lui les écrasantes dettes mortelles de son aïeul, mort quelque part entre la Save et la Drina, aux mains des Turcs, des Allemands ou des Croates. Pour des raisons tout autres, liées aux notions de Freud sur le bonheur personnel et aux progrès de la science et de l’éducation, le monde occidental a fait du souvenir une vertu en soi. Nous ne permettons plus de raser les immeubles anciens, même inutiles, nous érigeons des monuments partout, nous avons inventé le «devoir de mémoire» et nous vivons par conséquent dans l’incapacité de nous projeter dans l’avenir. Tout comme les Serbes, nous vivons comme les pommes de terre: notre plus belle part est sous terre. Aujourd’hui, certains craignent qu’une fois cette crise terminée nous oublierons tout et reviendrons aussi vite que possible à nos anciennes habitudes. C’est en effet fort possible, et ce serait souhaitable dans une certaine mesure. Une dose d’oubli nous sera nécessaire, si nous voulons rester sains d’esprit et affronter énergiquement l’après-crise, qui s’annonce douloureuse pour beaucoup. Ernest Renan résout le délicat arbitrage entre souvenir et oubli en disant que «l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses». Les choses que nous devrons conserver en commun, c’est cette solidarité réelle issue de l’épreuve, et l’amour retrouvé pour la génération de nos parents qui sont notre souvenir vivant. Les choses que nous devrons oublier, c’est tout le reste.

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