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Marguerite séductrice dans la collection Presto

Bertil Galland
La Nation n° 2155 14 août 2020

Un petit volume diablement réussi vient de paraître cet été à Gollion sur Venoge aux Editions In Folio. Saluons la nouvelle collection Presto qui se veut légère. Chaque volume tire sa fusée d’une soixantaine de petites pages, faisant connaître une personnalité liée à la Suisse. Ne paraît pas là une étude trapue qui soit un approfondissement. C’est le coup de cœur d’un chercheur, d’une chercheuse. Dans un élan affectif mais très bien informé, avec illustrations pareillement accrocheuses, ont été traités par exemple Balthus l’antimoderne par Raphaël Aubert, ou Edouard Ravel peintre genevois par Philippe Junod. Ou citons une approche personnelle de Ramuz par Stéphane Pétermann, parallèle à son portrait de l’écrivain au Savoir suisse. Ou Cingria par Alain Corbellari, qui s’ajoute à un autre Cingria excellent et tout récent de Pierre-Alain Tâche aux Editions de l’Aire, essai qui révèle l’influence littéraire pointue – la liberté d’écriture, donc de pensée! – que Charles-Albert Cingria ne cesse d’exercer. Ou retenons encore dans Presto, dans le camp des écrivains militaires, le général Warnery, enfant de Morges qui sous la plume de Jean-Jacques Langendorf nous est révélé comme stratège prussien. Du beau monde.

Or voici que sort dans la collection de Gollion un livre de poche très séduisant d’Anne Murray-Robertson sur une séductrice, Marguerite Burnat-Provins (1872-1952). Je le feuillète, attiré par les tableaux choisis en illustrations, et tombe sous le charme des autoportraits de cette artiste. En couverture, je suis saisi par ses yeux noirs peints par Ernest Biéler, lui-même foudroyé. En ce format minime, un choix d’œuvres parfois très intrigantes d’une femme d’il y a cent ans nous initie à son univers intérieur, jusqu’aux deux entreprises picturales globales de son âge mûr et encore méconnues, fortes de centaines de dessins surréalistes, qu’elle appela Ma ville et Ma Ville d’oiseaux.

Marguerite Provins a été présentée déjà dans ces colonnes, née dans la ville d’Arras en 1872, fille d’un avocat originaire des Flandres. Un groupe de chercheurs l’a ressuscitée en notre actualité et souhaite la ramener, peut-être très haut, dans la conscience publique. Mais on ne retrouvait ses traces qu’en de rares musées et galeries ou chez des particuliers surpris par son retour. Elle revit par l’étude de sa correspondance avec des amis de France ou des Vaudoises appelées Marie Bovet ou Madeleine Gay-Mercanton. Par manuscrits ou dessins parfois à l’abandon dans des couloirs, on est enfin en train de redécouvrir son œuvre, mais pas encore de catalogue raisonné. Le petit livre qui paraît aujourd’hui sur l’artiste fait suite, chez le même éditeur, au gros ouvrage de 2019 que dirigea Anne Murray-Robertson. Ce fut l’acte capital d’une réhabilitation par un groupe de fervents qualifiés qui cibla principalement, pour commencer, l’œuvre picturale connue ou repérée de Marguerite Burnat-Provins.

Car la force créatrice de la fille d’Arras, au bord du Léman, dès 1896 et pendant une dizaine d’années, eut pour caractéristique majeure de relever tout à la fois de la littérature et de la peinture, mais aussi de la protection des paysages. Elle utilisa pour cela une conjonction délibérée des domaines en articles de presse, en petites éditions d’art, en objets, en affiches et graphismes, en portraits, bêtes et plantes par huiles, aquarelles et mines de plomb fortement teintées d’Art nouveau, plus tard par une foule de figures de l’imaginaire.

Cette foison combinatoire fut d’avant-garde et se répercuta à Vevey par un enseignement dispensé au public dans un magnifique atelier que vint admirer André Gide. Cette recherche de la Beauté (le mot choisi par Marguerite pour lancer une ligue de défense des sites) allait se déployer en Europe jusqu’au Bauhaus. Cette artiste fut, en 1905, la mère française oubliée du Heimatschutz suisse. Après la visite de Gide, celui-ci nota: «Une extraordinaire créature…Elle a l’air d’une créole et de vivre sous un cocotier».

Si cette figure singulière a disparu des radars de la culture helvétique, ce fut, pour une bonne part, à cause d’un scandale. Il sema le trouble dans des familles éminentes de Vaud et du Valais, les Burnat et les Kalbermatten. Installée à Vevey, puis à La Tour-de-Peilz, Marguerite était l’épouse d’un jeune et brillant architecte rencontré à Paris et qui construisait notamment pour Nestlé, Adolphe Burnat. Biéler, peintre reconnu de l’Art nouveau en Suisse, entraîna la Française un été dans son groupe de Savièse. Elle fut fortement inspirée par le Haut-Rhône, sa vie d’autrefois et ses paysannes, jusqu’à changer sa tenue, saisie par un certain primitivisme esthétique qui irrita les gens du lieu. Elle se prit de passion pour un Valaisan plus jeune qu’elle et de la plus haute extraction, Paul, ingénieur.

En 1907, bien pire, Madame Burnat née Provins osa publier à Paris une ample prose poétique moins érotique qu’intimement rythmée, Le livre pour toi, et signa, selon un critique de l’époque, «l’un des plus beaux cris de son temps et de tous les temps». Depuis Louise Labé, aucune femme n’avait su chanter avec tant de maîtrise le cycle de son embrasement. Le succès de cette œuvre suscita en France une première page du Figaro et une trentaine de rééditions. In Folio va prochainement, après plus d’un siècle, nous offrir la sienne.

S’ensuivirent pour Marguerite un divorce et un repli définitif de Suisse en France. Elle vécut, guère à Paris mais plutôt en divers arrière-pays, sans plus d’éclats, avec rencontre de quelques écrivains, une vie de création dès lors solitaire, en conditions précaires pendant deux guerres, non sans plaintes et gémissements, ni contacts avec sa mère d’Arras, ou périodiquement avec «lui». Beaux hivers au Maroc. Marguerite accompagna Paul en plusieurs de ses missions lointaines d’ingénieur, Moyen Orient, Amérique latine. Il l’épousa civilement à Londres en 1910, puis religieusement, six ans avant qu’elle meure, après vingt ans seule à Grasse, en 1952.

Quand Marguerite, en France, réorienta et approfondit son œuvre picturale en s’éloignant de l’Art déco, Dubuffet, tout comme il fut intéressé par Louis Soutter, alla flairer chez elle la production jamais suspendue de Ma Ville, et ses dessins étranges avec portraits aux yeux ou lèvres multiples. Il acquit quelques œuvres aujourd’hui à Lausanne. Mais la fille d’Arras avait été formée à Paris comme peintre professionnel et n’était pas destinée à un musée d’art brut.

A Vevey où cette artiste longtemps oubliée a connu sa période créative la plus flamboyante, le Musée Jenisch prépare pour octobre 2020 une grande exposition. Dans sa production, tableaux, objets et documents réunis pour la première fois à grande échelle, certains viendront du Musée de Sion qui a mis en valeur, dans une section spéciale permanente, avec fierté, sans souci des anciennes préventions sociales de deux cantons, Marguerite Burnat-Provins, haute figure du Valais, alias Mme Paul de Kalbermatten. Il reste à convaincre les autorités municipales d’Arras, et Paris même, peut-être Grasse, de s’associer à cette réhabilitation d’une grande dame des arts.

Référence

   Anne Murray-Robertson, Marguerite Burnat-Provins, Oser la liberté, collection Presto, Editions In Folio.

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