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A quoi sert la morale?

Jacques Perrin
La Nation n° 2174 7 mai 2021

Pour comprendre ce qu’est la morale, on ne se jettera pas goulûment sur la Critique de la raison pratique ou les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant. En revanche, on apprendra vite grâce aux Fables de La Fontaine.

La Fontaine et Molière peuvent être rangés parmi les moralistes français, comme Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld, voire Balzac. Un moraliste ne nous fait pas la morale. Il nous raconte des expériences vécues; il étudie habitudes, usages et coutumes qui préexistent à tout individu, quelles que soient son origine, sa langue et sa profession, car un être humain, à peine né, est immergé dans un bain moral.

De ses observations, le moraliste extrait des maximes de vie. La Fontaine sait nous séduire: La morale nue apporte de l’ennui / Le conte fait passer le précepte avec lui […] Il faut instruire et plaire.

La morale nous aide à survivre dans un monde agité, peuplé de gens qui ne nous veulent pas forcément du bien, et aussi à mener une vie bonne. Elle comprend des règles que nous tirons de nos expériences, bonnes ou mauvaises. Elle n’est pas innée. Elle s’apprend dans une vie où le bien et le mal s’imposent à nous sous forme de passions, de souffrances, de joies, d’excitations, de plaisirs. On ne naît pas avec l’idée de mensonge dans la tête; mais après plusieurs tromperies qui nous ont fait mal, nous découvrons que la vérité existe et que certains ont avantage à ne pas nous la dire. Une promesse non tenue, des coups reçus sans raison, comme une brûlure accidentelle ou une jambe cassée, nous avertissent de l’existence du mal.

Les Fables de La Fontaine et leurs moralités nous enseignent le savoir-vivre (et le savoir-mourir), le consentement à l’imprévu, l’art d’être heureux dans des circonstances où le bien et le mal ne se distinguent pas toujours avec netteté.

Nous affrontons trois écueils. En termes modernes simplets, ce sont le pouvoir, le sexe et l’argent, nommés par La Fontaine respectivement vanité et puissance, amour et hymen, biens et or. La morale s’exprime par des dictons, des préceptes ou des conseils inférés d’expériences faites le plus souvent par la plupart d’entre nous. Il n’y a là aucune certitude définitive. Notre condition est fragile, une surprise n’est pas exclue. La morale est déduite d’expériences fréquentes: Quelle morale puis-je inférer de ce fait ? / Sans cela toute fable est une œuvre imparfaite. Par exemple: Le trop d’attention qu’on a pour le danger / fait le plus souvent qu’on y tombe.

La morale de la fable se donne parfois comme une injonction par le verbe falloir: Rien ne sert de courir, il faut partir à point; ou devoir: Chacun à son métier doit toujours s’attacher / Tu veux faire ici l’arboriste / Et ne fus jamais que boucher; ou par le mode impératif: Travaillez, prenez de la peine : / C’est le fonds qui manque le moins ; ou par une prédiction : Haranguez les méchants soldats / Ils promettent de faire rage ; / Mais au moindre danger adieu leur courage / Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.

Plus fréquemment, un simple constat précède une petite histoire qui l’illustre: La Raison du plus fort est toujours la meilleure / Nous l’allons montrer tout à l’heure; ou conclut une anecdote: Ne faut-il que délibérer / La Cour en conseillers foisonne / Est-il besoin d’exécuter / L’on ne rencontre plus personne.

Plusieurs fables n’ont aucune morale exprimée. C’est au lecteur de la dégager. Le savetier et le financier lui font saisir sans peine que l’argent, loin de faire le bonheur, nous inflige maints désagréments.

La politique n’est pas loin de la morale: Le lion, pour bien gouverner / Voulant apprendre la morale / Se fit un jour amener / le Singe maître ès arts chez la gent animale. L’homme politique et le stratège s’inspireraient avec profit du «singe» La Fontaine: Toute puissance est faible, à moins que d’être unie; ou Le Monarque puissant et sage / De ses moindres sujets sait tirer quelque usage / Et connaît les divers talents / Il n’est rien d’inutile aux personnes de sens; et encore Tout vainqueur insolent à sa perte travaille / Défions-nous du sort et prenons garde à nous / Après le gain d’une bataille.

Les maximes renvoient à la nature et à ses lois: Il se faut entraider, c’est la loi de nature. La nature parfois hostile comporte des manques, c’est-à-dire du mal. La nature humaine surtout recèle des imperfections dont il faut se méfier. La Fontaine invite souvent à la méfiance: De tout inconnu le Sage se méfie. La sagesse consiste dans la prudence, dans l’aptitude à prévoir ce qui pourrait nous tomber dessus. Parlant d’un rat, vieux routier, La Fontaine dit: J’approuve sa prudence / Il était expérimenté / Et savait que la méfiance / Est mère de la sûreté. Le but est de mener une vie sûre, sobre, sans troubles inutiles, plaisante oui, mais sans excès. La Fontaine apprécie Epicure, philosophe des temps difficiles. L’indulgence est préférée à la vengeance, mais la morale, loin d’être irénique, ne recule pas devant l’action, l’exercice de la force, voire le mensonge et la tromperie (car c’est double plaisir de tromper le trompeur) quand il s’agit de sauver sa peau, même si la vérité est placée au sommet: Je me sers de la vérité / Pour montrer par expérience / Qu’un sou quand il est assuré / Vaut mieux que cinq en espérance.

La morale est universelle mais tient compte du particulier et de l’irrégulier: Tout est divers : ôtez-vous de l’esprit / Qu’aucun être ait été composé sur le vôtre. L’exemple lui-même est ambivalent: […] La vertu de tout exemple domestique / Est universelle, et s’applique / En bien, en mal, en tout ; fait des sages, des sots : / Beaucoup plus de ceux-ci. Le naturel, obstiné, a de la force: Quiconque est loup agisse en loup / C’est le plus certain de beaucoup et parfois se moque de tout, certain âge accompli […] on ne saurait se réformer […] Chacun a son défaut où toujours il revient / Honte ni peur n’y remédie.

La Fontaine a un sens prononcé du tragique, de notre finitude, de la souffrance et de la mort. Nous y insisterons prochainement.

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