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Jacques Bouveresse

Jacques Perrin
La Nation n° 2181 13 août 2021

La qualité de fils de paysan ne garantit pas le bon sens, et pourtant nos lecteurs connaissent la valeur de Gustave Thibon, philosophe vigneron. Nous venons dans la dernière Nation d’évoquer Michel Moret, éditeur compétent, fils d’un paysan fribourgeois.

Et nous voudrions rendre hommage au Franc-Comtois Jacques Bouveresse, philosophe, naguère professeur au Collège de France, issu d’une famille du Haut-Doubs, près du pays de Courbet et de Louis Pergaud1. Bouveresse, mort le 11 mai dernier, à l’âge de huitante ans, comptait parmi les quelques philosophes sérieux que la France a fournis à la fin du XXe siècle.

Elevé dans une famille catholique de neuf enfants, Bouveresse apprit à respecter le réel concret, à endurer les aléas de la vie et à se défier des modes clinquantes. Il ne faisait pas la une des médias et instinctivement, puis à l’exemple du satiriste viennois Karl Kraus qu’il adorait, il critiqua le sensationnalisme journalistique et les philosophes de tréteaux adulés par les médias. Bouveresse fut l’un des seuls à résister d’abord au marxisme triomphant des années soixante, puis, en compagnie des philosophes Clément Rosset et Vincent Descombes, à la pensée déconstructionniste de Foucault, Derrida et Deleuze.

Les idées de la déconstruction se sont exportées aux Etats-Unis et nous sont malheureusement revenues sous la forme grossière du woke, de la défense des minorités, du décolonialisme et de l’antiracisme… raciste.

Bouveresse fit connaître en France le philosophe austro-hongrois Ludwig Wittgenstein. Comme ce dernier, il étudia les rapports du langage ordinaire avec la réalité. Logicien, philosophe de la perception, épistémologue bon connaisseur des sciences, il mettait sa confiance dans la raison argumentative. Il se réclamait d’une certaine sorte de réalisme qu’il n’hésitait pas à qualifier de naïf. Il visait la précision; ni le jargon déconstructiviste ni la philosophie poético-mystique à la Heidegger ne furent sa tasse de thé.

A Besançon, il avait obtenu un baccalauréat en philosophie scolastique qu’il estimait fort utile. Il lui arriva de rapprocher Wittgenstein et Aristote. Il citait ce passage célèbre du Stagirite: Ce n’est pas parce que nous pensons avec vérité que tu es blanc, que tu es blanc; mais c’est parce que tu es blanc que nous, qui disons cela, disons le vrai 2. La réalité en acte est antérieure à ce qu’on en dit; elle n’est pas l’effet d’un discours (si l’on excepte les énoncés performatifs du style je le promets ou je vous déclare mari et femme où l’acte et la parole se confondent); aucun pouvoir n’a inventé la distinction du vrai et du faux parce qu’il aurait intérêt à ce que les personnes sur lesquelles il exerce sa domination tiennent pour vraie une certaine chose qui lui profite. La vérité n’est pas une prodigieuse machine à exclure, comme le pensait Foucault que rien n’aurait empêché de soutenir que tel ou tel est blanc, fou ou homosexuel parce que les dominants disent qu’il l’est. Bouveresse n’a jamais transigé sur le concept de vérité comme correspondance de ce qui est dit à ce qui est. Il ne confondit jamais la croyance à la vérité, qui a une histoire, qui se modifie quand des informations nouvelles sont récoltées, avec la vérité elle-même qui, une fois décelée, vaut pour tout le monde, en tout temps et partout.

Il se trouve que les vérités sont souvent difficiles à connaître, que leur acquisition demande des efforts. Il existe des doutes, des seuils infranchissables, des mystères et des domaines où la vérité ne sort pas du puits. Or ce n’est pas parce que la vérité se dérobe à notre enquête qu’elle n’est qu’une illusion utile au pouvoir. Le concept de vérité est intrinsèquement lié à l’usage du langage assertif. Si l’on ne distingue pas le vrai du faux dans ce qui est dit à propos du réel, le langage ne sert à rien, si ce n’est à donner des ordres. La communication s’en trouverait fort limitée.

Si la connaissance se donne comme connaissance du vrai, c’est qu’elle produit la vérité par le jeu d’une falsification première et toujours reconduite qui pose la distinction du vrai et du faux, a écrit Foucault3. Comment peut-il parler d’une falsification première si la distinction du vrai et du faux est une invention des puissants du jour? Foucault est-il le seul à connaître une réalité vraie antérieure à la prétendue falsification? Quand les philosophes s’attaquent à la notion de vérité, répond Bouveresse, ne continuent-ils pas à l’utiliser eux-mêmes, au sens ordinaire (non philosophique) bien entendu, en toute innocence? Chacun se demandera à bon droit si tel ou tel énoncé d’un adepte de la déconstruction est vrai ou faux.

Bouveresse s’est constamment interrogé sur la manière dont le langage accroche le réel et sur nos façons de voir celui-ci, de le toucher, de l’entendre. Il ne s’est pas limité à la philosophie du langage et des sciences. La manière dont les arts, notamment la littérature et la musique, expriment une certaine sorte de vérité, a retenu toute son attention, dans ces derniers ouvrages surtout4. En littérature, Bouveresse fut un commentateur avisé de Kraus, Musil, Valéry et Gottfried Keller. Un philosophe pourtant peu porté sur l’argumentation, Nietzsche, le passionnait. Bien qu’il eût perdu la foi à son adolescence, Bouveresse ne négligeait pas les questions religieuses qui continuaient à le travailler5.

En politique, il se disait démocrate. Sans se faire d’illusions, il pensait vers 1998 que la démocratie, la techno-science et les lois du marché unifieraient la planète. Un monde uniforme ne serait ni pacifié, ni plus juste, ni moins violent. Le philosophe se méfiait de la tartufferie idéaliste. Selon lui, la morale ne consistait pas à énoncer des règles, mais à les montrer, en adoptant une attitude décente face aux personnes et à la vie, non en prêchant la justice, mais en agissant de façon juste.

Avant de décréter ce qui doit être, il faut d’abord regarder comment le monde est: voilà ce que nous retiendrons d’un philosophe humble, lucide et précis.

Notes:

1    Les citations de cet article dont tirées de Le philosophe et le réel, entretiens de Jacques Bouveresse avec Jean-Jacques Rosat, Hachette littératures, Paris 1998.

2    Les Métaphysiques, livre thêta 10, traduction d’André de Muralt.

3    In Leçons sur la volonté de savoir, cité par Bouveresse dans un article du Monde diplomatique de mars 2016: «Nietzsche contre Foucault, la vérité en question».

4    Nous recommandons les trois volumes intitulés Le parler de la musique, éd. L’Improviste.

5    Voir Le danseur et sa corde, éd. Agone, 2014

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