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Neutralité

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2195 25 février 2022

La semaine dernière, la Suisse aurait envisagé, en cas d’invasion de l’Ukraine, de prendre des sanctions contre la Russie. Lâchée par la RTS sur son site le 19 février 2022, l’information ne provient pas de la Confédération, mais du Premier ministre belge la divulguant à la sortie d’une rencontre entre l’Union européenne et ses «partenaires». Le Secrétariat d’Etat à l’économie a seulement confirmé l’existence de contacts avec certains pays. Il ne s’agirait que d’échanger des informations. Il a en outre ajouté que les mesures suisses ne seraient pas concomitantes à celles des autres pays. Soit le SECO n’en dit pas assez, soit le Belge en dit trop. La deuxième possibilité est plus probable. A l’heure où nous mettons sous presse, la tendance serait à ne pas prendre de sanctions.

Récemment confronté à Micheline Calmy-Rey au micro de Forum, nous ne sommes tombé d’accord que sur le fait que la neutralité pouvait constituer un atout diplomatique pour la Confédération. Tout nous divisait dès qu’on abordait son application concrète. Pour Mme Calmy-Rey, la neutralité nous interdit de participer à un conflit interétatique, mais nous impose le devoir de rappeler les belligérants au respect du droit humanitaire et des droits de l’Homme. Elle nous autoriserait, dans une perspective nous étant propre, à prendre des sanctions.

Nous considérons au contraire que la neutralité nous interdit de prendre position et d’entraver concrètement la liberté de manœuvre d’un Etat étranger. Il y a une continuité évidente de la prise de sanctions économiques à la guerre interétatique. La guerre hybride, mode actuel de conduite des conflits, mêle en un seul paquet et dans un même objectif mesures économiques de rétorsion, opérations de désinformation, cyberattaques et usage de la force conventionnelle. Dans un tel contexte, la distinction qu’opère Mme Calmy-Rey entre sanctions et guerre d’agression est en réalité artificielle. La seule option s’offrant à la Suisse est de renoncer aux sanctions au même titre qu’elle renonce aux guerres d’agression. En revanche, des sanctions, voire une action militaire, demeurent possibles lorsqu’on est à son tour agressé.

Que penser des mesures visant à empêcher le contournement de sanctions prises par des tiers? C’est ce que la Suisse a fait jusqu’à présent dans le cas ukrainien. Il est impossible de répondre dans l’abstrait, dès lors qu’il se pose un enjeu de réciprocité. Si la Russie prend à son tour des sanctions économiques contre l’Union européenne, la Suisse devrait-elle également assurer qu’elles ne soient pas contournables? Le plus simple semblerait de ne pas participer au jeu des sanctions du tout, d’où qu’elles proviennent. Mais la neutralité est une politique, pas une idéologie. Comme toute politique elle doit poursuivre une finalité.

Aussi faut-il affirmer que les retombées diplomatiques qu’elle offre à la Suisse, comme les bons offices ou la sauvegarde des Conventions de Genève, ne sont pas son but premier. La neutralité a pour fonction de préserver l’unité de la Confédération. Vingt-six cantons suisses, quatre langues, deux confessions majoritaires: ce sont autant de raisons de se diviser. Ajoutons encore les clivages entre la ville et la campagne ou entre la plaine et la montagne. D’autres sont plus culturels. Chacune des régions linguistiques s’inscrit dans la zone d’influence de son grand voisin. Ces voisins pourront à leur tour se diviser.

Selon une formule bien connue, si la Suisse est neutre, les Suisses ne le sont pas. Dans sa perception de l’affaire ukrainienne, la population se partage également entre prorusses et natophiles. Les réseaux sociaux contribuent à aggraver ce fossé. La Russie autoritaire, et encore un peu traditionnelle, apparaît aux yeux de certains comme un rempart contre la décadence de l’Occident. L’OTAN et l’UE constituent pour d’autres le prolongement militaire et économique de notre bassin culturel. La tendance complotiste viendra sans aucun doute prolonger cette nouvelle fracture. La prise de sanctions actualiserait, en politique étrangère, des divisions presque métaphysiques entre les citoyens suisses.

On sait quand commence une guerre, jamais quand elle finit, et encore moins comment. Qu’elle se joue à moins de 3 000 kilomètres de Lausanne rend cette incertitude encore plus effrayante. Dans notre Europe interconnectée, l’effet papillon peut être brutal et inattendu. Sommes-nous préparés à une coupure partielle du gaz? A un affaiblissement de la production électrique? Cela ne manquerait pas d’attiser nos propres divisions. Chaque camp chercherait ses coupables.

Et nous n’envisageons ici que des difficultés logistiques, pas l’inimaginable. Le canon n’a pas encore sérieusement tonné que les alliés sont en réalité déjà divisés. La semaine dernière, les efforts de Macron, la retenue de Scholz, étaient incomparables avec l’agressivité de Biden et de Johnson. Les différences de vue entre le continent et le monde anglo-saxon découlent de la géographie, de leurs réalités stratégiques propres. La récente entrée des troupes russes dans les territoires du Donbass ne pourra effacer que momentanément ces différences.

C’est sur la neutralité que repose l’existence même de la Confédération: une alliance militaire d’Etats souverains, bâtie sur une mosaïque politique et sociale. Que les compétences de la Confédération aient boulimiquement grossi ne change rien à cette donnée fondamentale, qui est à la fois politique et culturelle. Le Conseil fédéral ne doit pas l’oublier.

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