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A propos du scepticisme

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2257 12 juillet 2024

La livraison de juin dernier de la revue Le Regard libre consacre un dossier à la vérité, examinée par rapport à deux de ses dérives. La première dérive est sa transformation en idéologie, avec ce que cela comporte de perspectives totalitaires. La seconde est la mise sur pied d’égalité absolue de toutes les vérités. En éditorial, M. Jonas Follonier, le rédacteur en chef, se demande comment naviguer entre ces deux écueils.

Il propose d’adopter la voie moyenne du scepticisme. Il ne prône pas le scepticisme radical de Gorgias, qui professait que rien n’existe, que si quelque chose existait on ne le saurait pas, et que si on le savait, on ne pourrait pas le transmettre. Il s’agit d’un scepticisme modéré, méfiant à l’égard des certitudes définitives comme à l’égard du nihilisme woke. Tout doit sans cesse être réexaminé, dans une prise de distance de principe à l’égard de la vérité, laquelle n’est qu’une étape de la réflexion.

La position de M. Follonier, qui prône l’esprit critique et l’humilité dans le débat, doit être saluée. Pour autant, est-il judicieux d’en appeler à la philosophie sceptique?

Et d’abord, est-on certain que le dogme conduise nécessairement au dogmatisme? Question parente: suffit-il de mettre le dogme en cause pour éviter le dogmatisme? Nous répondons deux fois non. Les dogmes et le dogmatisme ne se situent pas sur le même plan. Le dogmatisme est une attitude de raideur intellectuelle, de suffisance morale et de surdité au discours d’autrui. Le dogme, notion qu’il faudrait réserver au domaine religieux, est une vérité si savamment décortiquée, élaborée et épurée qu’elle en devient universelle, échappant ainsi aux circonstances particulières de sa naissance. Le dogme est le vocabulaire de l’éternité.

C’est un préjugé moderne de prétendre que le dogme engendre nécessairement le dogmatisme. C’est bien plutôt le contraire qui est vrai. Le dogme englobe et dépasse l’homme, y compris celui qui le confesse. En fait, on commence à devenir dogmatique quand on attribue le statut intemporel et indiscutable du dogme à une réalité moins haute et moins durable (à commencer par soi-même et ses petites théories maison).

Le dogme porte en lui un risque de dogmatisme, rien de plus. On peut parfaitement confesser le dogme sans avoir un comportement dogmatique, de même qu’on peut être dogmatique, imbu de soi-même, écraser les autres sans recourir à un dogme.

Quand le sceptique affirme l’impossibilité du dogme, il nie la possibilité d’une relation rigoureuse entre l’intelligence humaine et les données de la foi. Quand il met en doute la capacité de notre intelligence à atteindre l’essence des choses, il rend futile l’effort philosophique. Et quand il refuse d’affirmer sans réserve la perfection définitive de tel lied de Schubert, de La beauté sur la terre ou du portrait de Berthe Morisot pour ne pas imposer un jugement esthétique personnel, il se coupe et coupe ses interlocuteurs des évidences de la beauté.

Bien qu’auteurs d’œuvres immortelles, Pascal, Einstein, Van Gogh sont des modèles d’humilité. Cela ne signifie pas que, sous prétexte d’humilité, le premier va réduire la grandeur de l’objet de sa foi, le second l’originalité et la pertinence de sa théorie scientifique, le troisième la beauté de ses créations. Simplement, ils ne se juchent pas sur elles, ils s’effacent derrière. La hauteur vertigineuse des perspectives théologiques dessinées avec sûreté par Thomas d’Aquin n’incite pas l’homme à la vanité. Elle lui assigne avec plus de précision sa place dans l’univers. On peut confesser le Symbole des Apôtres en pleine certitude et en parfaite humilité.

La remise en question trop systématique de toute vérité trouble la confiance naturelle, confirmée par l’expérience quotidienne, dans le fait que la réalité nous est connaissable. Que cette connaissance soit partielle est indiscutable, qu’elle soit réelle l’est tout autant. Le scepticisme, ne cessant d’entretenir le doute, reportant sans cesse ses conclusions, casse l’élan nécessaire à l’engagement personnel sans lequel on ne fait rien de grand. Le sceptique est comme un affamé qui tournerait autour d’une pomme, ne cesserait d’en parler mais se forcerait à ne pas la trouver suffisamment bonne pour y planter les dents. Le corset excessivement serré, tissé de défiance intellectuelle et d’indécision, qu’il impose à la vérité le conduit à une ascèse stérilisante et désenchantée.

Il est certes bon qu’on se montre quelque peu sceptique à son propre égard. Et il est bon aussi qu’on se remette sans cesse à jour pour éviter le racornissement dogmatique. C’est d’ailleurs vrai même pour le sceptique, car il existe aussi un dogmatisme du scepticisme. Il n’en est pas moins nécessaire de proclamer comme vraiment vraies les vérités qui découlent d’une réflexion conduite honnêtement, dans la durée, reposant sur des arguments étayés et nourrie d’exemples.

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