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Question de repères

David Verdan
La Nation n° 2195 25 février 2022

«Les jeunes n’ont plus de repères», entend-on parfois les anciens maugréer dans une sorte de reflux gastrique face à une modernité devenue indigeste. «Barbante! Réactionnaire! Âgiste! …»; les étiquettes de la postmodernité ne manquent pas pour discréditer une telle observation. Et pourtant nous serions sots de nous arrêter à cette réaction quasi-pathologique et si caractéristique de notre civilisation «allergique a? la solennité du sens»1, car cette complainte s’avère en définitive extrêmement riche d’enseignement pour qui veut bien l’entendre.

Pour ma part – et de manière surprenante –, c’est en lisant des articles consacrés au développement du repérage spatial chez l’enfant que j’ai pris conscience de toute la profondeur de cette juste complainte. En synthèse, et très grossièrement, la littérature sur le sujet nous apprend que les procédures de repérage peuvent être hiérarchisées en trois stades2. Le premier type de repérage est dit subjectif car relatif à soi. Comme son nom l’indique, celui-ci n’est fondé que sur la vision propre du sujet. De fait, il s’avère insuffisant dès lors que le besoin de communiquer une position à autrui apparaît. Le second stade est dit objectif, car il se base sur la définition d’un repère externe à l’observateur. Ici, la stricte subjectivité est certes dépassée, mais la connaissance du contexte reste requise pour communiquer une position3. Et finalement, le stade le plus développé regroupe les stratégies de repérage absolu qui répondent à la nécessité de disposer de procédures pouvant être utilisées indépendamment du sujet et du contexte4.En effet, un code n’est pas relatif à celui qui l’utilise, il est prédéfini, absolu. Et c’est en cela qu’il est signifiant. Essayez donc de jouer une bataille navale en utilisant un système de coordonnées différent de celui de votre adversaire…

Au regard de ce dernier exemple, nous pouvons donc supposer qu’un système de repérage absolu est un outil utile et nécessaire aux communautés humaines. Seulement voilà, en partant de ce constat, je me suis rendu compte que ce que nous cherchions à développer chez nos enfants sur un plan spatial, nous nous appliquons à le déconstruire dans la société sur le plan moral. Notre civilisation, basée jadis sur des valeurs indiscutables, car considérées «divines», est passée lors du siècle des Lumières – et son écœurante apothéose, la Révolution française – à un système basé sur des lois humaines, certes universelles selon leurs auteurs, mais discutables, car relatives à la culture qui les a édictées. Première régression, donc, et non des moindres, au vu des conséquences dramatiques de cette orgueilleuse destruction de l’absolu. Et il n’y a nul besoin d’être fervent pratiquant, ni même croyant, pour avancer cela. Pour preuve, c’est Nietzsche qui, dans son fameux passage de la mort de Dieu et malgré son mépris affiché pour le christianisme, expose avec une clairvoyance remarquable toute la profondeur de l’égarement qui découle de cette prétendue émancipation: « Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil? Où la conduisent maintenant ses mouvements? Où la conduisent nos mouvements? […] Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini?»5

Or donc, pendant près de deux siècles, notre civilisation s’est vu régentée par des lois humaines, propres à une culture, une époque et une vision du monde bien spécifique. L’édifice était branlant, mais semblait faire l’affaire; beaucoup s’en sont accommodés; certains l’ont même érigé en nouvel absolu6. Seulement, le ver est tout de même dans le fruit (pourtant défendu, parbleu!) et les atrocités du XXe siècle nous ont tristement exposé ce qui advient lorsque l’homme cherche à redéfinir lui-même le nord de sa boussole.

Face à ce dramatique constat d’échec, les questions ont naturellement ressurgi: Pourquoi devrait-on utiliser le même point de repère que celui de nos parents? N’a-t-il pas montré ses défauts et ses limites à d’innombrables reprises? Lueur d’espoir? Que nenni! Pour l’esprit progressiste, il n’est pas question de faire machine arrière. La conclusion vient d’elle-même: Ne devrait-on pas se passer de point de repère? Ne devrait-on pas interdire d’interdire? Vous l’aurez compris, nous sommes arrivés en 1968: la libération des mœurs pour certains; l’érosion des valeurs pour les autres; l’abolition de l’homme pour les plus lucides.

En remettant en question la société que leurs aïeux avaient construite, mais surtout en cherchant à déconstruire ses fondements, les révolutionnaires de soixante-huit ont entamé, bon gré mal gré, la deuxième régression de nos procédures de repérage. Feu le repère solide du général de Gaulle; vive l’émancipation! Libertaire, mais aussi libertine, cette génération a joui (!) de l’absence de repères comme un enfant se délecte de sa fugue nocturne. Seulement, toutes les «bonnes» choses ont une fin. Et, si j’ose la formulation, le monde sans limite a ses limites. L’absence de repère commun a engendré une société atomisée et nombriliste. Le désir a été érigé en loi universelle. Sic volo, sic jubeo. Tout ou presque peut être discuté, contesté ou refusé. Mais à la manière d’une drogue, l’euphorie des premiers temps a fait place à l’angoisse. Les consultations psychologiques se multiplient, la consommation d’antidépresseurs explose, le taux de suicides augmente. De fait, notre civilisation n’est plus que le fruit stérile de cette révolution culturelle. Stérile dans le sens où elle ne porte plus en elle le pouvoir de se reproduire, car elle se nie elle-même, tout comme elle nie ce qui l’a précédé. L’homme a voulu se passer de Dieu puis de son substitut temporel, il se retrouve livré à lui-même, «emporté à tout vent de doctrine», perdu dans la pauvreté de sa subjectivité si chèrement acquise7.

J’aurais volontiers terminé le présent article sur cette dernière phrase à consonance paulinienne, mais hélas, quand nous pensions avoir touché le fond, soit le retour à ce repérage primitif dont l’unique référent est soi-même, voilà que s’en vient une nouvelle coquetterie de nos amis progressistes: la destruction même du repérage subjectif. Théories du genre, antispécisme, transhumanisme sont autant de courants – aussi délirants que dangereux – qui vont jusqu’à nier la réalité biologique dans le seul but de brouiller les pôles d’altérité essentiels au psychisme humain: homme-femme, humain-animal, humain-machine, etc. Tous nos derniers points de repères se voient ainsi sacrifiés sur l’autel des prêtres du déconstructivisme et du progressisme pour faire advenir un monde qui se veut et se réalise dans l’absence de limites et de frontières. En somme, un monde expurgé du Logos (tel que Derrida le souhaitait) et donc, un retour suicidaire au tohu-bohu originel.

Notes:

1    Lipovetsky, Gilles. L’.Ère du vide. Gallimard, 1989.

2    Car en effet, le repérage dans l’espace n’est pas inné. Personne – même la gent masculine – ne naît avec un GPS dans le cerveau.

3    Pensons ici aux lieux-dits de nos régions dont les indigènes connaissaient le référent, et donc la localisation, sans avoir à faire usage d’une carte.

4    Le plus connu de ces modes de repérage codifié est probablement le système de coordonnées géographiques (parallèles et méridiens) permettant de communiquer une position «x» partout sur le globe, et ce, indépendamment de la culture, de la langue ou du point de vue du sujet.

5    Nietzsche, Friedrich. Le Gai savoir. Livre de poche, 2012.

6    A ce propos, n’est-il pas profondément agaçant d’entendre constamment, ou plutôt tous les cinq ans, nos voisins français faire l’apologie de «l’Esprit républicain» comme si cette singerie constituait une sorte d’attribut indépassable et immanent à la France?

7    Devrions-nous nous étonner, dans de telles conditions, de voir des jeunes tenter de combler ce vide abyssal en se radicalisant? Nombre d’éducateurs et de parents auraient ainsi intérêt à méditer ce constat que fit Simone Weil dans l’Enracinement: «Le courant idolâtre du totalitarisme ne peut trouver d’obstacle que dans une vie spirituelle authentique. Si l’on habitue les enfants à ne pas penser à Dieu, ils deviendront fascistes ou communistes par besoin de se donner à quelque chose.»

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