Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

La mobilité comme un miroir

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2206 29 juillet 2022

Les questions de mobilité incitent à s’enflammer. On le fera parfois seul et tonitruant au volant de sa voiture, se rappelant soudain, devant la barrière de circonstance, de la fermeture sabbatique de la rue Centrale de Lausanne. En groupe, un vieil ami vantant béatement les mérites climatiques de son vélo électrique vous semblera mériter des mots définitifs. A l’inverse, vous vous abandonnerez aux accusations les plus diffamatoires en raillant nerveusement la consommation excessive de son SUV (Sport utility vehicle), ne manquant alors pas de comparer son potentiel de meurtrier d’enfant à celui d’un char T-90 dans la banlieue de Kharkov.

Des fronts parfois inattendus émergent dans ce maëlstrom: entre les défenseurs de la mobilité dite douce de l’ATE1 ou de Pro-vélo, les automobilistes du TCS2 ou de l’ACS3, on vit récemment apparaître une Association pour la protection des piétons lausannois. Elle accusait les cyclistes d’effrayer enfants et personnes âgées4. Ces organisations représentent, à certains égards, les prolongements, en matière de politique routière, des fronts partisans, et donc des querelles de chapelles. Si l’ATE et Pro-vélo assument leurs liens, au moins personnels, avec les Verts et le PS, ils ne manquent pas de qualifier les associations automobilistes de «lobby routier», avec tout ce que cela comporte de péjoratif. Car le terme ayant été galvaudé, qui dit «lobby» dit implicitement «multinationales», «pétrole», «cigarettes», «Glencore». C’est oublier que, s’adonnant à la représentation d’intérêts, Pro-vélo est aussi un lobby.

Mais pourquoi le thème de la mobilité dérape-t-il si promptement en pugilat? Parce qu’il touche directement à deux éléments fondamentaux de notre personnalité, et les fait s’entrechoquer au travers du recours à l’Etat.

Notre environnement

Les mesures politiques relatives à la mobilité s’incarnent dans des aménagements physiques parfaitement sensibles. Feux rouges, bandes cyclables, passages-piétons, rues ouvertes ou fermées, petits giratoires ou grandes autoroutes, sont autant d’installations ayant une prise matérielle sur notre environnement. On les voit, on les touche. On ne peut les éviter. Même lorsque le Conseil fédéral signe le contrat d’acquisition du F-35, je me «sens», au sens propre du ressenti sensoriel, moins concerné que quand Lausanne impose le 30 km/h de nuit. Cette emprise sur notre environnement est un premier élément.

Nos mœurs

Un deuxième élément s’incarne dans le fait que ces aménagements nous concernent directement et nous contraignent à modifier nos habitudes. Nous les subissons intimement. Cela va à la fois plus loin et plus profondément qu’une simple atteinte à notre liberté de mouvement. Les réductions des vitesses générales autorisées, autant que le raccourcissement du temps d’un trajet en train, contraignent ou autorisent l’usager à organiser différemment sa journée: ne plus voir ses enfants le matin, parce qu’il est plus difficile de rentrer en ville en voiture, ne plus faire de télétravail parce que Berne est plus rapidement accessible en train.

L’emprise peut aussi être plus psychologique: on aura peur d’aller en vélo à Dorigny à cause de la bande cyclable qui croise la sortie d’autoroute UNIL/EPFL au sud de la Bourdonnette. Ce fut mon cas, peut-être à tort. Il en ira de même pour celui qui, incité ou contraint à prendre le train, se retrouve du même coup obligé de fréquenter ses semblables à l’heure où il aime pourtant être seul, et qu’il peine à supporter avant le tumulte de la journée.

Récemment, l’un de nos Entretiens du mercredi fut consacré à «la ville sans voiture». Le conférencier, favorable à l’éradication urbaine de l’automobiliste, alla jusqu’à dénoncer la paresse des propriétaires de voiture réticents à changer leurs habitudes. Qu’un tel argument moral soit expressément invoqué démontre que notre être intérieur est directement dans le viseur des aménagistes. Dans le champ politique, cet être intérieur se prolonge dans les mœurs d’une communauté. Par la suppression des places de parc et la fermeture progressives d’axes, les autorités lausannoises visent à peu de choses près cette suppression de la voiture en ville. Appelant à un «changement de nos habitudes de mobilité», elles entendent bien faire de l’ingénierie sociale. Et prétendent, en la matière, à l’exemplarité.

L’Etat

L’Etat est souvent invoqué comme le seul à même de garantir ces changements d’habitudes. Y faire appel intègre une dimension verticale, et teinte la politique de mobilité des couleurs de la contrainte.

Nous ne refusons certes pas à l’Etat de se charger de mobilité. Mais la question fondamentale réside bien plutôt dans celle de sa légitimité à pratiquer l’ingénierie sociale évoquée plus-haut. Appartient-il aux urbanistes officiels de planifier la manière et le rythme du changement de nos habitudes? Cette question est indissociable de celle du niveau de pouvoir autorisé à décider. Lorsque sont en cause nos habitudes les plus intimes, la proximité la plus grande possible des centres de décision est impérative. C’est le prix de l’adéquation, et de l’acceptabilité. Voilà ce qu’on pourrait répondre dans un premier élan. Mais ce n’est pas si simple.

L’autonomie communale ne saurait ainsi justifier l’ensemble des mesures lausannoises. En se fermant progressivement aux voitures, Lausanne est prête, au moins en théorie, à se couper du Canton. Avons-nous déjà entendu la Municipalité de Lausanne insister sur son identité de capitale pour rappeler qu’elle a une responsabilité à l’égard du reste du Pays? Nous ne croyons pas nous en souvenir.

Toutes les gares et parks and ride du monde ne seront jamais que des fards. Ils occultent mal que Lausanne cherche d’abord à jouer son propre jeu, en développant le mode de vie des représentants de la majorité au Conseil communal. Car tout indique sa ghettoïsation, de sa politique culturelle à la suppression des places de parc. S’imposant au reste des Vaudois au travers de la politique de mobilité, cette quête d’hédonisme bobo finira par poser un grave problème d’unité du Canton. Cela aussi crispe la discussion.

 

1 Association transport et environnement

2 Touring club suisse

3 Automobile club de Suisse

4 «Piétons en colère, qui sont les rois du bitume?», Grand débat de Forum du 29 avril 2022.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: