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Un labyrinthe merveilleux - A un jeune qui s’interdit les livres d’histoire

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2218 13 janvier 2023

Mon cher ami,

Tu me dis un jour que, lorsque tu avais un livre d’histoire entre les mains, tu «avais envie de faire fois deux». Malheureusement, un livre n’offre aucun bouton sur lequel cliquer pour accélérer sa lecture. Tu me vantais les mérites d’internet, des chaînes historiques de la plateforme Youtube, le charisme du présentateur aux yeux bleus de Nota Bene1, l’humour geek d’Herodot’com2, ou le calme structuré de Questions d’histoire3. Sur le moment, nous ne parvînmes pas à nous entendre. Et conclûmes, las, à une affaire de génération. C’était un peu court.

Ces trois chaînes, tout à fait différentes mais d’excellente qualité formelle, sont révélatrices de l’arrière-fond mental de la génération qui les consomme. Car c’est bien de consommation massive qu’il s’agit. Et tu ne diras pas le contraire. Combien d’heures de sommeil as-tu sacrifiées pour elles?

Les codes esthétiques qu’elles mobilisent sont bien spécifiques. On y retrouve notamment des mèmes, ces icônes humoristiques répétées à l’envi sur les réseaux sociaux. «Se diffusant à la vitesse de la lumière, ou presque», elles sont un véritable marqueur de reconnaissance générationnelle4. Le symbole de la chaîne Herodot’com en est un, en la forme du buste de marbre du grand historien, superposé d’une paire de lunettes de soleil «Thug Life»5.

Le jeu vidéo a aussi imposé ses canons. Les champs de batailles sont figurés comme les cartes de l’antique Age of Empires (1997), référence et matrice inégalée du jeu de stratégie. Récemment, j’ai visionné, après la lecture des Trois Mousquetaires, une vidéo sur l’histoire de la rapière. A son terme, les algorithmes de Youtube me proposèrent une vidéo sur les armes utilisées dans Assasin’s Creed, un célèbre jeu de combat dont certains volets se déroulent au XVIIe siècle. Benjamin Brillaud, l’animateur de la chaîne Nota Bene évoquée plus haut, a prêté sa voix à l’un des personnages du jeu. Tout cela forme un microcosme de passionnés d’histoire, de jeux vidéo et d’heroic fantasy dont les pôles s’influencent les uns les autres.

Il faut se réjouir que l’histoire emprunte des chemins nouveaux pour se raconter. Mais il faut aussi prendre garde. Et ce n’est pas être un vieux barbon que d’émettre quelques réserves. Il y a, bien sûr, les cautèles académiques: le risque d’imprécision des références, l’exigence de mise en perspective et de problématisation, les dangers des raccourcis qu’impose le support lui-même, obligé de garder le spectateur en haleine. Il y a aussi les objections neurologiques: l’écran comme excitant mental néfaste le soir venu, la banalisation d’un propos haché et stroboscopique, les atteintes à la force de concentration.

Mais le plus grave est de perdre, après l’avoir remplacée, l’habitude de la lecture.

Car tout oppose ces deux modes d’appréhension du savoir, pourtant complémentaires. Au premier chef, la lecture se distingue de la vidéo par sa linéarité toute relative. Devant la page, un coup d’œil suffit à embrasser le propos de l’auteur – ou à tout le moins un important fragment. Les étapes du raisonnement se déroulent et les phrases se suivent tout en restant offertes au regard. Pour prendre une comparaison artistique, on dira que la page couverte de caractères se rapproche plus du tableau que du film. La vidéo, linéaire et cinématographique, convoque les sens de l’ouïe et de la vue. Si elle est plus immersive, elle exige plus d’énergie, et se trouve plus fatigante, étant plus frénétique.

C’est sans compter sur la matérialité du livre, qui en fait une sorte de compagnon. Certains livres – même d’histoire – nous marquent durablement et accompagnent une vie ou une carrière. Ius, l’invention du droit en Occident, du romaniste italien Aldo Schiavone, fut le fidèle témoin de la rédaction de ma thèse. L’originalité de son propos et de sa méthodologie furent un guide encore plus qu’une référence. Il contient parfaitement ce que l’on attend d’un livre d’histoire. On y retrouve évidemment une dimension narrative, mais servie par un corpus théorique justifiant le choix des sources, dans la perspective du problème posé par l’auteur. J’eus la joie de découvrir, fasciné et sous la plume d’historiens de haut-vol, la transmission de la rumeur dans les campagnes françaises6, ou le profil social des jurés des procès de l’épuration7.

Dans un livre d’histoire, le divertissement est rejeté à l’arrière-plan. Cela n’empêche que les horizons offerts sont immenses. Dans son Nom de la Rose, Umberto Eco prête à la bibliothèque du monastère l’architecture d’un labyrinthe. C’est une juste allégorie du savoir livresque. On y progresse à tâtons, lentement, au rythme de la respiration. Ayons hâte d’en pousser une nouvelle fois la porte.

Reçois mon amitié.

Notes:

1   https://www.youtube.com/@notabenemovies (2,18 millions d’abonnés au 9 janvier)

2   https://www.youtube.com/@Herodotcom (95’000 abonnés au 9 janvier)

3   https://www.youtube.com/channel/UCCGRtSqLfljpX9mzCYDsQIg  (488’000 abonnés au 9 janvier)

4   Tremblais Anne/Francpain Paul, Parlez-vous le mème? Une contre-culture numérique de droite, Editions de la Nouvelle librairie, Paris 2021, p. 70 ad «Meme, n.m.».

5   Il s’agit de la représentation ultra pixélisée d’une paire de lunettes de soleil. Issue du monde des clips de rap, elles sont ajoutées au ralenti sur le visage d’une personne venant d’asséner un propos aussi définitif que stupéfiant pour ses destinataires.

6   Corbin Alain, Le village des cannibales, Flammarion – Champs Histoire, Paris 2016.

7   Kaplan Alice, Intelligence avec l’ennemi, le procès Brasillach, Folio Gallimard, Paris 2001.

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