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Un visage pour l’agriculture romande

Emile Spahr
La Nation n° 2226 5 mai 2023

Il tourna avidement les dernières pages, les yeux embrumés. On le regardait bizarrement dans le café. A certains passages sa gorge se serrait, à d’autres sa bouche souriait. «Ces paroles sont vraies, ces mots sont justes, ces phrases sont belles», se surprenait-il à penser. Le jeune étudiant, enfant de Villars-le-Grand, lisait Faire paysan.

Blaise Hofmann, auteur du titre susmentionné, aurait sans doute trouvé de meilleures tournures pour retranscrire l’émoi qu’a suscité chez moi son ouvrage. Mais pour (mieux) en parler, quittons la première personne du singulier et voyons ce que l’enfant de Villars-sous-Yens propose dans ce récit.

Publié en début d’année 2023 aux éditions Zoé, Faire paysan est un livre qui plonge dans la complexité des manières de vivre du monde agricole1 romand, en retranscrivant les tensions, relations de pouvoir et de dépendance qui existent dans et autour de la profession.

Et Blaise Hofmann le fait avec méthode et poésie, c’est-à-dire avec brio. L’auteur, dans une sorte de reportage littéraire, mène une enquête assemblant entretiens, histoire personnelle et dynamiques socio-économiques. Pour illustrer et tramer son propos, il mobilise références littéraires et personnages emblématiques de l’agriculture romande.

Résumé

Pour redescendre un peu dans la teneur du livre, il peut être divisé en quatre parties, qui s’entrecroisent largement. La première consiste en une introduction plutôt romancée, présentant le rapport ambigu qu’entretient l’auteur avec le monde paysan: entre loyauté, par son ascendance, et critique, par son appartenance aux classes à dominance culturelle.

Dans la deuxième, l’auteur trace les lignes de tensions qui parcourent l’agriculture romande. A l’aide d’entretiens avec des intervenants connus du grand-public (on retrouve entre autres Pierre-André Schütz, aumônier-paysan, Fernand Cuche, ex-politicien neuchâtelois et leader syndical de l’Union des producteurs suisses) ou simplement des connaissances de l’auteur, qui s’expriment avec émotion et pertinence. Les individus se livrent alors, confiant leurs espoirs et leurs peines, de la solitude à la colère. Le clivage ville-campagne est particulièrement exploré, les ressorts de cette situation étant exposés avec limpidité.

La troisième partie s’attelle à décrire les solutions imaginées par les acteurs pour se sortir de cette situation. Comment réussir dans cette rude concurrence économique, où les principaux consommateurs des produits vendus sont ceux qui les critiquent? Certains hybrident leurs activités ou les modernisent constamment. D’autres se bobo-isent, font du bio, du Demeter, de la permaculture; se lancent dans la microferme, sur des marchés de niche.

Finalement, Blaise Hofmann conclut Faire paysan en deux chapitres. Dans le premier, il prend position en faveur de l’esprit de la terre, un idéal qui habite tout agriculteur: celui d’être en harmonie avec l’environnement. Harmonie non pas fantasmée, mais plutôt impérative car il s’agit du dernier métier à la merci des caprices de la nature. Les paysans sont donc naturellement plus sensibles au langage de la terre, de par son importance dans leur vie professionnelle. Dans l’ultime chapitre, l’écrivain ouvre sur l’espoir d’un dialogue entre les différentes parties de l’équation: producteurs et consommateurs, campagnards et urbains, subventionnés et subventionneurs. Cela pour rééquilibrer la domination symbolique que les seconds exercent sur les premiers, pour qu’enfin, à nouveau, les enfants puissent dire «Papa, je veux faire paysanne! Maman, je veux faire paysan!»2.

Critique

Les lecteurs de La Nation apprécieront matière et mise en page du livre: le papier est noble, la police classique, l’interligne aéré. La prose est rythmée et, comme le style, s’adapte au propos de l’auteur sans trop en faire.

Sur le fond, le point fort de l’ouvrage réside dans la perspective critique mobilisée. L’auteur ne prend en effet jamais définitivement parti pour un acteur ou un type d’agriculture. Concrètement, il fait dialoguer les interviewés entre eux, l’ouvrage devenant ainsi un médiateur permettant de comprendre les positions des uns et des autres de manière critique. Il ajoute parfois une couche argumentaire à tel agriculteur conventionnel ou tel urbain à qui les mots manquent. Mais jamais Blaise Hofmann ne condamne l’un ou l’autre. Il est compréhensif. Un dernier point important qui touchera nos sensibilités est l’ancrage résolument local (très vaudois mais pas que) de cet ouvrage dont on ne peut que recommander la lecture.

Notes:

1   Ici utilisé comme synonyme de paysan pour alléger la lecture, mais en réalité les deux notions recouvrent des visions très différentes de ce statut professionnel.

2   p. 209.

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