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† Jean-Michel Henny

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2242 15 décembre 2023

Jean-Michel Henny était l’homme le plus discret du monde. Il le fut jusqu’à son enterrement, qu’il a voulu, comme son père avant lui, réservé à l’intimité de la famille. D’où il se trouve, toutefois, il ne nous en voudra pas de rappeler publiquement ce qu’il fut pour notre Mouvement.

M. Regamey l’appelait «cousin», au motif que l’arrière-grand-mère de Jean-Michel, Anna Jaquier, née Regamey, était la cousine germaine de Paul Regamey, père de Marcel. Fort de ce cousinage «à la mode de Bretagne», celui-ci lui avait proposé de participer au camp de Valeyres de 1974. Jean-Michel avait refusé, déclarant tout net au «cousin» Marcel qu’il n’appréciait pas certains des participants. L’année suivante, cependant, entraîné par un camarade d’études, il passait sur sa réserve, participait au camp et, dans la foulée, commençait à écrire pour La Nation.

Nous avons trouvé sa plus ancienne trace rédactionnelle dans le N° 994 du 29 janvier 1976, un petit article persifleur intitulé «Quand l’Etat veut faire des économies». Son dernier article, dans La Nation N° 2203 du 17 juin 2022, s’intitule «Qu’est-ce qu’un élevage intensif». Entre les deux, d’innombrables «petits riens», cette série qu’il avait créée et qui convenait bien à son esprit gentiment sarcastique, et de nombreux articles, dont le fameux «GRIGELUCUPELACIDUL», dans La Nation N° 1020 du 29 janvier 1977, qui ironisait sur une étoile brièvement montante du parti radical. En 1980, il devient le rédacteur responsable d’un numéro sur deux. Après la mort, en 1995, de Pierre Bolomey, remplacé par Jean-Blaise Rochat, il passe lui-même la main à Cédric Cossy et continue d’écrire sous les nouveaux rédacteurs.

Dans les Cahiers de la Renaissance vaudoise, citons une étude sur le monopole de la SSR dans le premier «Contrepoisons» ainsi que le Cahier écrit à deux mains, avec Antoine Rochat, Entre le musée et le melting-pot, consacré à l’article constitutionnel sur les langues. Son Cahier Les communes vaudoises: une diversité à préserver est sorti de presse en 2022.

D’humeur égale, il n’élevait jamais la voix… sauf une seule fois où, selon les membres de l’étude, il s’était fâché tout rouge contre un client dont on ignore ce qu’il est devenu. Il n’aimait pas les conflits. Ses spécialisations en droit foncier rural, qu’il enseigna à l’Université de Lausanne, et en aménagement du territoire correspondaient mieux à sa tournure d’esprit pacifique que les affaires de divorce ou le droit pénal. Il aimait concilier et s’efforçait de ne pas écraser le perdant.

L’usage veut qu’un avocat vaudois ne critique jamais un confrère. Lui refusait tout simplement d’en parler, fût-ce en bien. Une fois, pourtant, il leva brièvement les yeux au ciel en m’entendant évoquer l’un d’entre eux. J’en déduisis, ce qui s’avéra par la suite, qu’il s’agissait d’un authentique bras cassé.

Sa thèse, dactylographiée par sa femme Elisabeth, juriste elle aussi, était consacrée aux importations agricoles suisses1. Ce fut l’une des rares thèses de droit directement utiles. Elle introduisait de l’ordre et de la clarté dans l’enchevêtrement inextricable (sauf pour lui!) de lois, d’articles, d’ordonnances et de pratiques consacrés à cet aspect de la question agricole. L’administration fédérale y trouva un guide sûr et détaillé, qui lui permit durant plusieurs années de cheminer sans se perdre dans ses propres dédales.

Fils, frère, oncle de paysans, il était conservateur par nature terrienne plutôt que par doctrine conservatrice. J’ose presque dire qu’il n’avait pas de doctrine. En lieu et place, il disposait d’un stock de références, celles des mœurs vaudoises, celles de la psychologie familiale, celles de ses expériences personnelles, à partir desquelles il réfléchissait et agissait. Il raisonnait par analogie plutôt que par déduction.

De même, il ne faisait pas de son appartenance vaudoise une affaire d’idées ou de principes. Il se constatait vaudois, par ses racines terriennes, par son éducation et par son tempérament. Sa pleine participation à l’action de la Ligue vaudoise n’en était que le prolongement naturel.

Lors du combat contre le nouveau droit du mariage, il plaida, contredisant M. Regamey, pour le maintien du régime de l’union des biens, qui était à l’époque le régime légal. Je ne sais pas s’il le trouvait meilleur que les autres. Je crois qu’il ne se posait pas la question. A une nouveauté conforme aux principes, il préférait une loi, peut-être discutable abstraitement, mais polie par le temps et affinée par la jurisprudence, en un mot, que l’usage avait recentrée sur la réalité.

Il n’était pas opposé à l’évolution du droit. Mais, comme les alpinistes, il ne voulait progresser qu’en ayant assuré trois prises sur quatre. Il craignait le parcours semé d’embûches imprévues qui sépare l’idée de la réalisation. Il voyait toute disposition juridique comme un nœud complexe, relié au reste du droit par mille liens se nécessitant et s’équilibrant les uns les autres. En couper un, c’était ébranler tout l’équilibre. Il était mû par le sentiment, qu’on peut qualifier de grec, ou de paysan, voire de païen, qu’il existe un ordre cosmique auquel il ne faut pas toucher sans crainte, tremblement ni nécessité.

Conscient de tout ce qu’il avait reçu, désireux d’en rendre une partie, il se dépensa sans compter durant des décennies pour des institutions s’occupant de personnes en difficulté, la Fondation Adolphe Combe, l’Hôpital de l’enfance et La Branche.

Né en 1952, il fut atteint il y a deux ans par la terrible maladie de Charcot. Il aborda sa longue fin avec conscience et sérénité.

Jean-Michel était un douteur. Il doutait de lui-même, des autres et du monde en général. Il cultivait extensivement cette «sacrée incertitude», dans laquelle Gilles distingue une caractéristique essentielle du Vaudois. Le doute peut être un anesthésiant pour une intelligence paresseuse, mais il est une bénédiction pour celui qui en tire un surcroît de faculté critique, une perception plus aiguë de ce qui nous dépasse, avec l’humilité qui en découle, un respect accentué des nuances, de la décence et des proportions, une acceptation plus sereine, enfin, des coups du temps qui passe et nous emporte.

Nous assurons de notre sympathie amicale sa femme et leurs enfants, Alex, Nicolas, Jean-Grégoire et sa fille Malia, son frère Jean-Robert, ainsi que toute la famille. Nous perpétuerons sa mémoire.

Notes:

  1. L’importation de produits agricoles, une réglementation et sa mise en œuvre, Lausanne, 1981.
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