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Contre la violence, la force

Jacques Perrin
La Nation n° 2242 15 décembre 2023

1983. J’habite dans un quartier où existe une réelle mixité sociale. Comme tous les soirs, je fais un footing d’une quinzaine de minutes pour me détendre après une journée de travail assez fatigante. J’entends un sifflement […] puis un autre sifflement plus fort, et je réalise qu’une pierre d’environ 7cm de diamètre vient de frôler ma tempe. Sur un monticule au pied duquel je passe habituellement, trois jeunes Maghrébins d’environ 11-12 ans me visent, pour s’amuser, c’est leur jeu. Je suis à la fois stupéfait et abattu. Je ne les connais pas. Je ne leur ai rien fait et je comprends que le monde a changé.

Ces lignes sont de Maurice Berger, pédopsychiatre français, qui a examiné durant sa carrière des centaines de mineurs violents internés dans des centres d’éducation renforcée (CER). En 2019, Maurice Berger a publié Sur la violence gratuite en France. Adolescents hyper-violents, témoignages et analyses. Ce livre a fait du bruit, mais n’a pas contribué, au vu de la situation actuelle, à améliorer le vivre-ensemble à la française.

Dans son CER de la région Rhône-Alpes, le docteur Berger a tenté d’éduquer des mineurs violents. Il a aussi pris en charge leurs victimes. Plaisir éprouvé à se battre sans raison, jubilation à détruire, la violence gratuite ne vise pas à voler la victime, à lui arracher une information, à se défendre ou se venger. Maurice Berger en établit les causes, souvent entremêlées.

Beaucoup de mineurs ont assisté à des violences conjugales. C’est un facteur prédictif essentiel du basculement dans la violence gratuite. Ils sont maltraités et négligés par leurs parents. Les familles sont le plus souvent monoparentales. Le père, chômeur ou délinquant emprisonné, est absent. L’épouse, respectée en tant que mère, cumulant parfois deux emplois, courageuse, débordée, passe de la fusion totale avec les enfants à leur rejet. Il y a peu d’échanges de paroles et de sourires, aucune réponse au mal-être.

Presque tous appartiennent à un monde clanique propre aux populations d’Afrique du Nord ou des Balkans, et aux gitans. Il existe un lien entre immigration et violence. Les lois du clan priment sur les règles de la société française. La ghettoïsation n’est pas voulue par le pays d’accueil. Le clan est indispensable, sans choix possible; il est moins difficile de risquer la mort que de se séparer de ses frères. La solidarité clanique est forte: Vous ne pouvez pas comprendre, vous n’êtes pas comme nous, disent les jeunes des quartiers aux éducateurs. Un membre du clan en danger est secouru immédiatement par le groupe. L’éloignement du quartier suscite l’angoisse.

Les mineurs violents sont «éduqués» sans interdits cohérents – le père n’est plus là pour dire non. Leur tempérament impulsif nécessite un environnement apaisant, où il vaudrait mieux que les deux parents se chargent de l’éducation. Ces jeunes gens ne savent pas anticiper les conséquences de leurs actes. Leur pensée est abîmée. Incapables de réfléchir sur eux-mêmes, ils croient que le monde ne peut être autrement. Penser ne sert à rien. Ils ne savent pas jouer, faire semblant. Ils ne reconnaissent pas les émotions sur le visage d’autrui. A cause de leur corps qui bouge trop, de leur incapacité de patienter, ils sont difficilement scolarisables. L’école primaire leur convient plus ou moins par sa stabilité, mais le passage vers onze ans au collège unique est catastrophique à cause de la multiplicité des locaux, des enseignants, des options et des différences de niveau énormes entre élèves. Il faudrait aux mineurs violents un apprentissage manuel et individuel: Tu me montres les gestes et je fais pareil, demandent-ils. Et le trafic de drogue rapporte le double du SMIC. A quoi bon chercher un apprentissage hors du quartier? L’autonomie signifierait se couper du clan. L’ennemi est à l’extérieur du quartier. Il ne faut montrer aucune faiblesse, ne pas porter un casque en moto, avoir un couteau en poche, de l’argent, du muscle.

La violence gratuite a des causes, mais aucune excuse. Comment s’y opposer? Des sanctions proportionnées aux dommages infligés sont indispensables. Il faut éduquer et punir (l’école et la prison, la justice et la force), installer une butée visant à empêcher les violences des mineurs, même âgés de 11 à 13 ans. A cause de la puberté précoce, des viols sont déjà commis à cet âge.

Le pédopsychiatre recommande les principes suivants:

– Il faut exécuter rapidement les peines prononcées afin de défaire le sentiment d’impunité ressenti par les jeunes.

– Le sursis ou la peine atténuée à la première agression ne doivent pas être appliqués si celle-ci est grave.

– Le travail d’intérêt général est inadapté pour les atteintes aux personnes et les atteintes graves aux biens.

– Il faut restaurer l’asymétrie mineurs/adultes et l’autorité de ces derniers.

– Face à la violence gratuite, la personnalisation des peines est mauvaise; moins on respecte la loi, plus la sanction devra être prévisible et moins la peine individualisée.

– Il faut envisager une courte peine de prison même pour les jeunes mineurs, sans visite des parents et des potes, sans téléphone portable. C’est la seule occasion qu’a le mineur de réfléchir à sa situation propre. Celui-ci commence à penser lorsqu’il ne peut plus agir.

Berger parle net: Ma constatation en tant que médecin expérimenté dans la prise en charge des enfants et adolescents violents est que la violence se combat par la force (nous soulignons, réd). Il y a deux niveaux pour aider un jeune à penser sur son agir: la contenance immédiate d’abord dans le travail éducatif ou dans le soin – les éducateurs doivent parfois plaquer un jeune au sol avant d’entamer quelque discussion que ce soit – puis la contenance un peu plus à distance, celle de la justice.

Le pédopsychiatre s’oppose à une idéologie sexagénaire, magnifiée par Surveiller et punir, livre célèbre de Michel Foucault, qu’admirent encore de nombreux magistrats. Cette idéologie refuse la vertu de force; elle s’imagine aussi que tout empêchement d’agir et toute punition attentent à la liberté individuelle.

Victor Hugo lui-même avait tort. En ouvrant une école, on ne ferme pas une prison. La nature humaine, même au stade de l’enfance, est loin d’être amène.

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