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Le droit de transgresser le droit

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1792 1er septembre 2006
M. Philippe de Vargas a réagi aux articles de La Nation du 21 juillet dernier consacrés à la loi sur les étrangers et à la loi sur l’asile. Nous citons les deux paragraphes essentiels de sa lettre:

L’analyse de M. Klunge […] présente, notamment pour ce qui concerne la Loi sur les étrangers, quelques regrettables lacunes. Ainsi, il ne souffle mot de son article 116, qui pourtant devrait intéresser au premier chef un journal fortement attaché à la défense des droits du citoyen, car il fixe les peines encourues par les personnes, citoyens suisses y compris, qui «facilitent… une entrée ou un séjour illégal».

Cet article est inadmissible à la fois pour ce qu’il omet et pour ce qu’il contient. En effet, le législateur en a retiré, sans crier gare, la disposition qui, selon la loi actuellement en vigueur, libère de toute peine celui qui agit pour des «mobiles honorables», soit en général pour des motifs de conscience. Ainsi, celui qui accueillera – par pitié, par charité chrétienne ou par respect de ses valeurs morales – une étrangère et ses enfants dont la demande d’asile aura été refusée en vertu d’une décision administrative non motivée et souvent arbitraire risquerait jusqu’à un an de prison et 20'000 francs d’amende! N’y a-t-il pas là une dérive totalitaire, une atteinte manifeste à la liberté de conscience garantie par la Constitution fédérale?

La position de M. de Vargas repose sur l’idée que la conscience individuelle donnerait le droit, au sens juridique du terme, de transgresser la loi1. Le législateur serait tenu d’inscrire dans le droit un droit de violer le droit! Cette idée n’est pas nouvelle. Il y a une trentaine d’années, M. Jean Ziegler revendiquait publiquement le droit à l’illégalité, qu’il nommait la «double légalité». Mais pour l’ancien conseiller national genevois, cette revendication relevait non du désir d’améliorer le droit au sens où les gens civilisés l’entendent, mais d’une volonté de rupture d’avec l’Etat «bourgeois». C’est probablement aussi le but d’une partie des défenseurs des requérants. Supposant que ce n’est pas celui de notre contradicteur, nous lui répondons sur le fond.

La cohérence du droit est une condition de son efficacité. Elle seule rend possible une pratique sûre et claire. Une loi ne saurait inclure sa propre violation dans son énoncé, sous peine d’introduire une source d’incertitude et d’arbitraire dans le droit.

Le droit forme un tout. Une loi passée en force selon les procédures en vigueur fait légitimement partie du droit. Elle est présumée conforme au bien commun. Celui qui agit contre elle, même pour des motifs éminemment respectables, porte atteinte non seulement à cette loi en particulier, mais au droit en général.

Certains motifs, certaines circonstances peuvent alourdir ou atténuer la gravité d’un délit. Il est juste que le juge en tienne compte dans la fixation de la peine. Mais les motifs et les circonstances ne suppriment pas la réalité objective de la faute et son caractère dommageable pour la société. Désobéir à la loi est et reste un délit qui appelle une sanction.

On peut imaginer qu’une personne se sente déchirée entre les exigences de la loi et celles de sa conscience. L’exemple classique est celui du citoyen qui veut obéir aux lois et servir son pays, mais qui juge que sa conscience lui interdit le recours aux armes. Cette opposition entre deux biens contradictoires, ou qu’il croit tels, détermine chez lui un «grave conflit de conscience». Cependant, il reconnaît lui-même que la nécessité intime qui le contraint à transgresser la loi ne justifie pas son acte du point de vue de l’Etat. S’il est logique, il acceptera sereinement la sanction réparatrice du dommage public qu’il a causé.

Si cette personne transgresse la loi pour des motifs de charité chrétienne, elle trouvera dans cette double soumission, à sa conscience et à la sanction pénale, la seule manière d’être fidèle à la fois à l’injonction «obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes»2 (justifiant, de son point de vue, l’acte contraire à la loi) et à cette autre injonction «que toute personne soit soumise aux autorités»3 (lui imposant l’acceptation de la sanction).

Dans une interview sur le même thème publiée par L’Express-L’Impartial du 26 juillet dernier, le professeur d’éthique Denis Müller évoque le pasteur allemand Dietrich Bonhoeffer. Cet opposant de toujours au nazisme revint en Allemagne en 1939 par solidarité avec ses compatriotes plutôt que de continuer à enseigner aux Etats-Unis. Il participa en 1943 à l’attentat contre Hitler. Pour cela, il fut détenu durant deux ans au camp de concentration de Flossenburg et fut pendu juste avant la capitulation.

La décision de Bonhoeffer fut prise dans une Allemagne en plein désordre moral et politique, dans une perspective de combat entre l’idéologie nazie et la foi chrétienne. Ce fut une décision d’espèce liée à des circonstances exceptionnelles, une décision unique, dont Bonhoeffer a assumé l’entière responsabilité et dont il serait absurde de tirer une règle générale de morale ou de droit.

Pour ce qui est des différentes affaires opposant l’Etat et les défenseurs des requérants, les cas de «grave conflit de conscience» ne semblent pas légion. Les personnes que nous avons vues soustraire au renvoi des requérants déboutés apparaissent en général très satisfaites, et nullement tourmentées d’avoir bafoué la loi. Elles ne semblent d’ailleurs pas non plus se sentir coupables d’éveiller chez leurs «protégés» des espoirs qui seront presque inévitablement déçus. Elles le devraient pourtant.

De toute façon, ce n’est pas un statut d’«objecteur de conscience» qu’on demande du côté des opposants. On veut un mécanisme permettant de violer la loi sans subir de sanction. On ne demande pas des atténuations liées à des conditions subjectives particulièrement pénibles, mais un sauf-conduit autorisant certains groupes – Eglises ou paroisses, syndicats et groupes de pression divers – à ne respecter le droit que dans la mesure où leur conscience, ou leur sensibilité, ou leur sentimentalité, ou leur idéologie, ou leur propre appréciation religieuse et politique n’en dispose pas autrement. Comme le rappelle M. de Vargas, une telle disposition est prévue, d’une portée d’ailleurs limitée4, dans l’actuelle loi sur les étrangers. C’est à juste titre que la nouvelle loi sur les étrangers qu’on nous propose la supprime.


NOTES:

1) M. de Vargas invoque la liberté de conscience garantie par la Constitution fédérale. C’est disproportionné. L’article 15 ne consacre pas un droit à l’objection de conscience généralisée, mais simplement la liberté d’adhérer (ou non) à une religion ou à une philosophie.

2) Actes 5, 29.

3) Romains 13, 1.

4) En fait, l’article 23 de l’actuelle loi sur le séjour et l’établissement des étrangers ne prévoit une telle libération qu’à l’alinéa 3: «En cas de refoulement immédiat, il pourra être fait abstraction de toute peine pour entrée illégale. Celui qui se réfugie en Suisse n’est pas punissable si le genre et la gravité des poursuites auxquelles il est exposé justifient le passage illégal de la frontière; celui qui lui prête assistance n’est également pas punissable si ses mobiles sont honorables (c’est nous qui soulignons, réd.).» A l’alinéa premier, en revanche «…celui qui, en Suisse ou à l’étranger, facilite ou aide à préparer une entrée ou une sortie illégale ou un séjour illégal, sera puni de l’emprisonnement…». Il n’y a pas dans ce cas de libération de peine prévue pour un éventuel motif honorable, contrairement à ce que M. de Vargas laisse entendre.

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