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Moyen Orient - L’impossible vision d’ensemble

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1805 2 mars 2007
Les courriers des lecteurs de journaux nous proposent chaque jour des avis définitifs sur le conflit du Moyen Orient. Chacun démontre avec une logique impeccable que c’est la faute à Israël, à la Palestine, au Liban, au Hezbollah, à la Syrie, à l’Iran ou aux Etats-Unis. Droit du premier occupant, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droit international, droits de l’homme, Terre promise, défense de la chrétienté, «intérêts vitaux » américains, sécurité territoriale, lutte antiterroriste, géopolitique anti-islamique: autant de critères dont chacun est censé fonder un jugement décisif!

Les uns voient dans la politique d’Israël une continuation de la quête de la Terre promise et approuvent tous ses actes par principe. D’autres, parmi lesquels des Juifs orthodoxes, estiment que le temps du retour n’est pas venu et que l’Etat laïque d’Israël est une anomalie historique et religieuse. Certaines lettres révèlent entre les lignes les préjugés antisémites ou philosémites de leurs auteurs.

Quelques-uns sont allés en Israël, en Palestine ou au Liban et tirent d’un spectacle d’horreur auquel ils ont personnellement assisté un motif définitif de condamner l’Etat, la religion ou l’idéologie qui inspire son auteur. C’est la première émotion qui oriente notre jugement politique. Même l’émotion littéraire: selon qu’on lit d’abord «La Tour d’Ezra» d’Arthur Koestler ou «Lettre à un ami juif» d’Ibrahim Souss, deux écrivains pourtant modérés et sensibles au point de vue opposé, on prend parti pour l’un ou l’autre côté. Et c’est de son point de vue qu’on aborde l’histoire et l’actualité, trouvant facilement dans les événements des cinquantehuit dernières années de quoi prouver à quel point ceux qu’on juge bons sont bons et leurs adversaires, méchants.

Le débat est traversé de passions, et l’article sur la victoire médiatique du Hezbollah de M. de Araujo (1), ciblé et mesuré, nous a valu un certain nombre de réactions hostiles, et quelques autres approbatrices.

Tous divergent sur le coupable et les voies et moyens de la paix, mais tous s’accordent sur un point: il est possible de désigner le responsable et, avec un peu de bonne volonté, de faire la paix. Ce n’est pas notre avis.

On peut tenir pour certain qu’une bonne partie des familles juives, palestiniennes et libanaises désirent que la paix règne pour pouvoir s’occuper de leurs affaires, élever leurs enfants, vivre, travailler et prier en toute tranquillité. Mais les mécanismes qui engendrent et prolongent la guerre ont leur vie propre. Ils jouent dans le temps long et à une grande profondeur, orientant passions populaires et décisions politiques sans tenir compte des désirs individuels, même largement répandus.

A l’origine, il s’agit d’un affrontement entre deux entités (et même plus, Eretz Israël, le «Grand Israël», mordant en doctrine sur le Liban et la Syrie) affirmant des prétentions incompatibles sur lemême territoire.Mais il ne suffit pas de remonter à l’origine pour expliquer le présent. Le temps modifie les choses. Chaque guerre israélo-arabe – six depuis 1948, plus deux intifada – chaque annexion, chaque déplacement de population, chaque expulsion, chaque acte terroriste, individuel ou d’Etat, contribue à revisiter les motifs d’origine, à les enfler, à les déformer. Les affrontements, catastrophiques ou glorieux selon le côté, laissent des traces profondes dans la psychologie collective. Avec le temps, ils se transforment en mythes et inspirent à chaque camp une rhétorique tantôt conquérante tantôt victimaire qui étouffe la réflexion. La religion et le nationalisme se portent mutuellement à l’incandescence. La haine devient un mode ordinaire de relation humaine. Chacun est éduqué à attendre le pire de l’autre. Tout devient permis.

Le rôle du politique devrait être de réintroduire la raison et un certain sentiment du relatif dans la population. C’est le contraire qui se passe dans ces trois pays où les chefs politiques sont constamment menacés par un changement de majorité, un coup d’Etat ou un assassinat. La précarité du pouvoir induit presque inévitablement ceux qui le détiennent à attiser les haines et les craintes de la population contre l’ennemi, dans le double but de fédérer les composantes du pays et de cimenter leur propre pouvoir par la passion partagée.

Même quand les négociateurs, comme on l’a vu à Camp David en 2000, arrivent à bout touchant, les mécanismes conduisant à la confrontation subsistent en arrière-fond et fragilisent toute négociation et tout accord. Chaque diplomate palabre en sachant que l’Etat qu’il représente peut en tout temps défaire ce qu’il a fait et violer le traité qu’il aura signé. A certains moments, la moindre concession en vue de la paix est considérée, à l’intérieur, comme une trahison, à l’extérieur, comme une capitulation.De là une tendance de chaque partie à ne vouloir signer qu’un traité parfait, c’est-à-dire satisfaisant à toutes ses exigences.

Il arrive que l’on puisse enrayer ces mécanismes mortifères: la visite d’Anouar el Sadate à Menahem Begin en 1978, les relations qu’ils nouèrent à cette occasion réconcilièrent l’Egypte et Israël pour bientôt trente ans. Mais c’étaient des êtres d’exception, dans une situation exceptionnelle. Et puis, l’Egypte est le seul voisin d’Israël qui ait une réelle tradition étatique. Il est plus facile de traiter avec des Etats de longue date.

Car l’ordre international est un ordre au second degré. Il n’est possible qu’entre des Etats plus ou moins sûrs d’eux-mêmes et de leur existence. Ce n’est pas le cas des protagonistes du conflit. Le mur de protection de 650 km entre Israël et la Cisjordanie donne le sentiment que l’Etat hébreux a perdu cette invincible sûreté de lui-même qui lui a permis de défier victorieusement ses grands voisins. La population juive connaît aussi, par rapport aux populations arabes, un déficit démographique qui, s’il se prolonge, pourrait lui être fatal. Enfin, le système politique israélien divise les forces vives du pays au-delà du raisonnable, même pour un démocrate convaincu. Néanmoins, la nostalgie récurrente du «grand Israël» ne rend pas absurde d’imaginer, parallèlement à cette faiblesse, et peut-être pour la compenser, une nouvelle poussée conquérante.

Le Liban, qui représenta durant un temps un miracle politique de cohabitation, est aujourd’hui déchiré en diverses communautés, religieuses, ethnico-religieuses, idéologiques, elles-mêmes divisées en groupes prêts à s’entre-tuer. Chacun de ces groupes relaie plus ou moins fortement des influences extérieures, de la Syrie, de l’Iran, de l’Arabie saoudite, de la France ou des Etats-Unis. La longue occupation syrienne, le meurtre de nombreuses personnalités politiques, la guerre dans le Sud y ont causé des ravages physiques et moraux. Le Liban, «Etat au conditionnel» selon le mot de Georges Corm (2), est devenu un vide politique qui ne peut qu’attirer l’envahisseur. Pour les uns, le «Sud», qui s’étend à l’occasion jusqu’à Beyrouth, constitue une base opérationnelle, pour les autres, c’est un no man’s land à occuper ou, à défaut, à bombarder pour empêcher les autres de l’occuper.

La Palestine, c’est-à-dire la Cisjordanie plus Gaza, est divisée en zones aux statuts politiques divers, de l’autonomie complète à la subordination aux forces israéliennes de sécurité en passant par un régime mixte. Elle est mouchetée de plus de cent cinquante colonies juives, officielles ou sauvages. Les Palestiniens forment un peuple déstructuré que leurs autorités, toujours fragiles et provisoires, peinent à constituer en Etat. Là encore, les engagements d’un homme politique ne valent que pour le temps où il est au pouvoir, et encore.

La Palestine est aussi un canal de la poussée islamique. L’islamisme décentre le problème politique palestinien pour en faire un cas particulier de la guerre opposant Israël et la «nation arabe», selon la formule de Nasser. Les autorités palestiniennes ont-elles la capacité de s’opposer aux pressions islamiques? Sont-elles au contraire disposées à jouer un rôle d’avant-garde dans une guerre sainte? Trop de chefs arabes ont trop souvent annoncé leur volonté d’anéantir l’Etat d’Israël pour que celui-ci soit rassuré par la signature d’un traité.

Quant aux Etats voisins, ils trament leurs propres plans, mêlant le nationalisme et l’Islam au gré de leurs intérêts et de ceux des familles au pouvoir.

Le Hezbollah est dans ce désordre multiforme comme un poisson dans l’eau. Il joue sur plusieurs tableaux: il a ses représentants au parlement libanais, il cultive ses relations extérieures notamment syriennes et iraniennes qui l’approvisionnent en armes, il se sert des rancoeurs palestiniennes et ne craint pas de prendre jusqu’aux villageois du Sud Liban en otage. De plus, il sait comment faire passer son message et a réussi à retourner l’émotivité occidentale, longtemps plutôt favorable à Israël, en sa faveur.

Comment avoir une vue politiquement cohérente d’un tel désordre et qui plus est d’un désordre qui ne cesse de croître? Et comment concevoir une solution cohérente sans vision cohérente? On ne peut y prétendre qu’en oubliant ou niant une partie de la réalité. Et c’est pourquoi les solutions globales les mieux étayées restent des solutions partielles suscitant la contestation enflammée de ceux qui sont sensibles à cette partie de la réalité qu’elles oublient ou nient.

C’est l’illustration brutale de cette vérité qu’il n’y a pour un gouvernement pas de point de vue supérieur au bien commun du pays dont il a la charge. Dans une situation plus ou moins pacifiée, le bien commun inclut tout naturellement de bonnes relations avec les autres Etats. C’est ce qu’on appelle la paix internationale. Mais les liens de la paix internationale ne sont que des prolongements heureux du bien commun national, qui reste la finalité ultime de la politique. Faute d’une autorité supérieure reconnue qui pourrait garantir cette paix, au besoin par la force, faute d’une autorité morale qui assurerait une certaine unité entre les nations concernées (3), la paix internationale reste un bien fragile et peu maîtrisé, une paix par absence de guerre.

Ainsi, le drame duMoyen Orient ne pose pas une question – cette fameuse question à laquelle tous les correspondants de Monsieur le Rédacteur ont une réponse – mais au moins trois: les circonstances et les personnes étant ce qu’elles sont, le gouvernement d’Israël fait-il le mieux pour le maintien à long terme de l’Etat d’Israël? l’Autorité palestinienne fait-elle le mieux pour faire de la Palestine un Etat vivable? l’Etat libanais faitil le mieux pour éviter que le morcellement à plusieurs niveaux du Liban n’engendre sa dislocation pure et simple?

C’est à la question qui se pose à lui que le gouvernement de chaque pays doit répondre, pas davantage. Et il ne doit en répondre ni devant l’ONU ni devant la chimère de l’«opinion mondiale», mais devant lui-même et son peuple. Et si on désire le juger – et faire connaître son jugement aux lecteurs de Monsieur le Rédacteur –, et pour autant qu’on dispose des connaissances nécessaires pour le faire, qu’on juge chaque gouvernement sur le seul critère du bien commun de son pays. Et qu’on accepte – incohérence logique découlant logiquement de l’incohérence de la situation – l’éventualité que les trois réponses puissent être à la fois positives et contradictoires.


NOTES:

1) «La victoire médiatique du Hezbollah», La Nation N° 1797 du 10 novembre 2006.

2) Le Liban contemporain, Histoire et société, La Découverte/Poche, Paris, 2005.

3) On pense évidemment au conflit du Beagle concernant trois îles sur lesquelles l’Argentine et le Chili prétendaient tous deux à la souveraineté. Au seuil de la guerre, ils furent arrêtés par la médiation du pape Jean-Paul II. Un traité fut signé à Rome en 1985, qui établissait la souveraineté du Chili sur ces îles. Il est vrai que le casus belli était moins central qu’au Moyen Orient. Et le gouvernement d’un pays catholique peut reconnaître l’autorité du souverain Pontife sans que son autorité soit atteinte. En l’occurrence on ne voit pas qui pourrait jouer un rôle analogue à celui du pape.

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