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Intérêt général et bien commun - Essai de distinction

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1972 26 juillet 2013

Intérêt général et bien commun sont deux formules qu’on utilise souvent l’une pour l’autre. Elles recouvrent pourtant des réalités distinctes.

Quand on parle d’intérêt général, on évoque des réalisations nécessaires à la société dans son ensemble: maintien de l’ordre, construction de réseaux routiers, ferroviaires et de télécommunications, production énergétique, enseignement, action sociale, politique sanitaire. Ces réalisations sont – à tort ou à raison – considérées comme hors de portée des simples citoyens. C’est par conséquent la collectivité comme telle qui doit s’en charger.

L’intérêt général mord nécessairement sur les intérêts individuels. Les exigences de la sécurité et de l’ordre dans les rues restreignent nécessairement ma liberté individuelle d’aller où bon me semble quand bon me semble, de rentrer à quatre heures du matin en beuglant des chansons à boire ou d’installer ma porcherie industrielle au rez-de-chaussée d’un immeuble résidentiel. La construction d’un pont, d’une école, d’une ligne électrique à haute tension ou d’un terrain de football ne se feront pas sans impôts supplémentaires, sans expropriations, sans nuisances visuelles, auditives voire olfactives imposées à une partie de la population.

Ces atteintes à la propriété privée et à la liberté individuelle ne sont pas scandaleuses en soi. Notons simplement que l’intérêt général fonctionne sur un système d’échange de sacrifices individuels et d’avantages collectifs.

La question se pose évidemment de savoir à partir de quand il convient de faire parler l’intérêt général et de faire taire les intérêts particuliers. Certains partent du principe que l’individu est la référence indépassable et qu’il ne doit sacrifier à l’intérêt général que le strict indispensable reconnu par tous (c’est la version individualiste libérale). D’autres, à l’inverse, jugent que l’intervention de la puissance publique doit s’étendre à tout ce qui peut être utile au plus faible des membres de la collectivité (c’est la version collectiviste socialiste). C’est l’axe principal du «débat démocratique».

Dans la perspective de l’intérêt général, la société est abordée sous la forme d’une addition d’individus qui défendent chacun leur intérêt. Mais la société est aussi davantage que cela. Selon la vieille formule, «le tout est plus que la somme des parties». Et le bien de ce tout, c’est, précisément, le bien commun.

Où se trouve la différence, à la fois profonde et délicate à cerner?

Prenons trois exemples, en commençant par celui de l’orchestre. Sa finalité est d’exécuter des œuvres écrites ou improvisées. Or, quand l’orchestre joue, il se passe quelque chose qui ne correspond pas tout à fait à l’échange d’avantages et de sacrifices demandé par l’intérêt général: chacun des musiciens, ainsi que le directeur, est augmenté dans son être par sa participation à l’exécution. Et cette augmentation n’exige d’aucun des acteurs le sacrifice de son bien particulier.

L’autorité du chef ne diminue en rien la liberté de l’exécutant, elle contribue au contraire à lui donner sa pleine réalité. Elle lui donne l’occasion de se déployer.

Et la présence des autres exécutants ne réduit pas son épanouissement, mais y contribue au contraire.

Le bien commun est ainsi qu’il n’est pas un échange de pertes et de profits, mais une mise en valeur réciproque: le bien commun amplifie le bien particulier.

Enfin, si tous en profitent, ceux qui en profitent le plus sont les instruments les plus modestes, ceux pour lesquels on n’écrit pas d’œuvre à exécuter en solo, et qui ont un besoin absolu de l’orchestre pour exister. Le bien commun ne se réalise pas au détriment des petits. C’est peut-être à eux qu’il apporte le plus en les faisant participer à l’œuvre commune.

Mon deuxième exemple est celui de la famille, que j’aborderai sous l’angle du divorce. Que la rupture du divorce soit pénible pour les conjoints, qu’elle blesse profondément les enfants et les fragilise, rien au fond que de très naturel.

Mais on constate que ce divorce fait également des dégâts chez les parents les plus éloignés, chez les amis même pas très proches, chez les voisins. Je ne parle pas ici d’un jugement moral que ces personnes poseraient sur le divorce en général et ce divorce en particulier. Je parle du sentiment qu’elles éprouvent de perdre personnellement quelque chose, d’être amoindries elles-mêmes, d’être privées d’un bien dont elles bénéficiaient… et dont elles ne se rendent compte de l’existence qu’au moment où il disparaît.

C’est un autre aspect du bien commun: il rayonne au-delà des personnes directement concernées, au-delà du groupe qu’elles constituent. Il manifeste une certaine solidarité générale qui fait que chacun s’augmente du bien d’autrui et se diminue de ses maux.

Mon troisième exemple est militaire. Il est remarquable que, dans toutes les civilisations, chacun juge normal, sinon enthousiasmant, de consacrer du temps à sa formation militaire et accepte l’éventualité de souffrir voire de mourir pour son pays. Chacun considère donc implicitement que sa propre vie n’est pas la fin dernière de toute chose.

Dans la perspective terre-à-terre de l’intérêt général, l’individu accepte de sacrifier une partie de ses biens, mais sa référence ultime reste finalement son propre intérêt.

Dans la perspective du bien commun, au contraire, l’individu se décentre par rapport à lui-même: il n’est plus le centre de ses propres préoccupations, comme le démontre sa capacité d’envisager la mort pour un bien jugé supérieur.

Plus important encore est le fait que ce décentrement n’est pas une mise à l’écart de l’individu, une diminution de sa valeur comme personne humaine. Au contraire, c’est dans ce décentrement même qu’il trouve sa juste mesure et sa vraie place. Dans la perspective du bien commun, le service à la communauté tel que nous le concevons à la Ligue vaudoise, par exemple, n’est pas un sacrifice, mais à l’inverse une mise en valeur de nos individualités.

Le bien commun, c’est la communauté, l’autorité, l’ordre des mœurs et la confiance sociale. L’intérêt général, c’est la collectivité, le pouvoir, l’ordre légal et la surveillance.

Bien comprises, les deux notions ne s’opposent pas. Elles s’interpénètrent. L’intérêt général ne prend sa pleine valeur et ne trouve ses justes limites qu’englobé dans l’effort supérieur du bien commun. Il en représente la partie la plus matérielle. C’est pour cela qu’il fonctionne selon une logique d’échange, c’est-à-dire une logique essentiellement quantitative.

Comme nous l’avons vu dans l’éditorial précédent, chaque fois que le bien commun s’affaiblit, que l’autorité défaille, que les mœurs s’étiolent ou que la confiance se rompt, ce sont, pour sauver ce qu’on peut sauver d’ordre et de paix sociale, les contraintes sommaires de l’intérêt général qui s’y substituent.

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