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Sandor Maraí: Mémoires de Hongrie - Le rapport à la langue

Georges Perrin
La Nation n° 1879 1er janvier 2010
Sandor Maraí, écrivain hongrois (1900-1989), est l’auteur d’une oeuvre importante, comprenant des romans d’une psychologie profonde et parfois difficilement accessible (Les Braises, Divorce à Buda), et des récits, souvenirs, jugements, sur l’époque qu’il a traversée et dont il fut témoin et victime. Sa vocation d’écrivain lui fait vouer un respect sans pareil à l’authenticité de la langue, et son expérience de la vie sous l’occupant nazi puis communiste l’a rendu intolérant à toute forme de mensonge officiel. Exilé à Paris après la guerre, il ressent la même aversion pour le langage convenu et trompeur qui règne en politique et dans le domaine des lettres et des beaux-arts.

La langue: une patrie

Ses Mémoires de Hongrie embrassent la période qui fut cruciale pour toute son existence civile, familiale et professionnelle, soit de 1944 à 1948, court laps de temps rempli d’événements décrits dans un langage précis et sans faiblesse, avec gravité et parfois avec la cocasserie du tragique, par exemple dans le comportement totalement aléatoire et irréel de soldats russes. Mais ce qui nous intéresse ici chez cet écrivain, c’est sa relation à la langue, à l’écriture; relation au hongrois d’abord, avec cette particularité que cette langue est isolée en Europe et dans le monde:

«Une langue que, parmi les milliards d’habitants de notre planète, seuls dix millions d’individus comprenaient et une littérature qui, prisonnière de cette langue, n’avait jamais réussi – malgré les efforts héroïques de plusieurs générations – à révéler au monde sa véritable essence. Mais cette langue et cette littérature représentaient pour moi la vie, dans toute sa plénitude. Car c’est uniquement en cette langue que je puis exprimer ce que j’ai à dire. (Et c’est seulement en elle que je puis taire ce que je veux passer sous silence.)» Ailleurs, il affirme aussi «la certitude que ma seule “patrie” est la langue hongroise.»

Comme beaucoup d’autres auteurs parmi ses compatriotes, il se sent un devoir de travailler, d’enrichir et de perfectionner son parler maternel. il nous présente une série importante de biographies de ses devanciers ou contemporains, qui ont énormément lu, traduit et vulgarisé des récits, contes ou même traités savants des littératures actuelles ou classiques:

«La lecture constituait pour eux un exercice obligatoire, une tâche plus importante même que l’écriture, car leur langue, le hongrois, ne s’était pas encore déposée dans la conscience littéraire, pour s’y fixer avec la même stabilité que l’allemand, l’italien ou le français, capables, en outre, de puiser dans leurs sources, le germanique commun, le latin ou le vieux slave. La langue hongroise, elle, n’était pas encore établie ni cataloguée. Elle s’était nourrie, durant des centaines d’années, d’emprunts parfois étrangers à son esprit. […] Il fallait parachever la “conquête de la patrie” en créant une langue, dont la clarté et la force expressive devaient donner tout à la fois un sens au paysage, au bétail et à l’homme.»

Une attention particulière est apportée aux traductions pour préserver le mystère propre à la langue réceptrice:

«Traduire, c’est aussi déchiffrer un message codé, car la langue que l’on traduit s’introduit avec tous ses tics et ses grimaces, et ce code-là est intraduisible. L’étranger, écrivain ou touriste, croit s’être familiarisé avec une langue étrangère, s’imagine s’être approprié ses secrets et pouvoir prononcer impunément quelque phrase anodine du genre: “Ce matin, je suis allé en ville”, sans se douter que le natif entendra peut-être quelque chose comme: “Aux aurores, je me rendis aux remparts”, et accueillera cette phrase avec un sourire aussi poli qu’embarrassé.»

Privé d’un public large, à l’instar de ses collègues des pays voisins, l’écrivain hongrois vivait dans une misère proverbiale:

«La performance d’un poète qui, grâce à son travail, parvenait à acheter une modeste villa à Buda se révélait proprement stupéfiante. C’était comme si l’on avait appris qu’un moine franciscain vivant de mendicité jouait secrètement en Bourse, et quelquefois avec succès.»

La misère de l’écrivain hongrois ne tenait pas seulement à la rareté de clients capables d’acheter des livres, mais plus encore à l’absence de lecteurs, et de lecteurs actifs, de ceux qui participent à la critique, à la réception publique de nouvelles oeuvres et les font vivre:

«Pour que son oeuvre reste vive, l’écrivain doit savoir qu’il existe quelque part – dans le présent ou l’avenir – un Lecteur, cet étrange personnage dialectique, à la fois allié et adversaire, qui stimule son partenaire en même temps qu’il le conteste […] l’écrivain a besoin de voir de tels visages ailleurs que dans ces parcs d’attraction que sont les “soirées de rencontre avec les auteurs” […] L’oeuvre littéraire transcende toujours son auteur et sa façon de s’exprimer, elle est avant tout une manière de climat qui émane d’elle et qui la fait vivre; sans ce climat, le livre ressemble à ces astres refroidis, privés d’atmosphère, qui scintillent encore, mais dont toute vie est absente.»

La langue crée le mythe

Après la Première Guerre mondiale, Maraí avait fait un séjour d’études à Paris qui était, pour beaucoup d’étudiants et d’artistes, un lieu prestigieux, capitale intellectuelle et artistique de l’Europe. Ses souvenirs lui permettent de brosser des tableaux de la faune haute en couleurs qui s’y trouvait pour travailler, rencontrer le monde ou se faire connaître de lui:

«La table voisine de la mienne était occupée par Unamuno qui avait peur de la mort et qui haïssait Primo de Rivera, ici traînaient Derain et Picasso, dont le nom était à peu près inconnu, même des spécialistes. Ici trônait, tous les soirs, avec une dignité tenant à la fois du croupier et du prêtre païen, muni de son éternel monocle, Tristan Tzara, le créateur de Dada. Ici circulait, avec son masque à la Buffalo Bill, Ezra Pound, le poète américain à la barbe rousse, ce quaker venu en Europe après la Première Guerre mondiale et se déclarant “humaniste”, parce que, disait-il, l’Histoire est faite par les hommes. […] Son éternel sourire était celui d’un maniaque que guettait la démence. […] Il citait souvent la phrase d’un vieux lettré chinois selon lequel «le poète qui se sent incapable d’exprimer son “message” en douze vers ferait mieux de ne jamais écrire». […] Bien que ses connaissances linguistiques fussent quelque peu lacunaires, il s’obstina pourtant à traduire les langues les plus diverses. L’hébreu, le chinois, le latin, le grec ou même le provençal, tant il était persuadé que toutes les littératures forment une seule unité cohérente, et que notre époque, avec ses possibilités inouïes d’entrer en contact avec l’Univers, était particulièrement stimulante pour les écrivains. […] C’est ici que les jeunes écrivains américains ingurgitaient de l’alcool à bon marché: Fitzgerald, Faulkner et Hemingway, avec sa moustache en forme de brosse à dents, et bien d’autres qui avaient fui le désert de l’Amérique mercantile et pseudo-puritaine pour venir à Montparnasse où, dans le séminaire improvisé de Gertrude Stein, ils apprenaient que la littérature était un Verbe – un verbe qu’il fallait répéter pour lui conférer du rythme, donc de l’énergie (était-ce le tam-tam de la musique nègre?) […] Au lendemain de la Première Guerre mondiale, tous les écrivains, tous les artistes, conscients du fait que le monde auquel ils s’étaient adressés et en qui ils avaient eu foi avait cessé d’exister, furent pris d’une immense nostalgie d’appartenance, et la “Gauche” représenta alors pour eux un royaume utopique auquel ils pouvaient encore adhérer (comme de nos jours, d’ailleurs). C’est ici que titubait Joyce, s’appuyant sur sa canne, à moitié aveugle, sans ressources, Joyce qui faisait exploser les mots et les concepts, à défaut de pouvoir détruire autre chose. […] Plus tard, Pound retourna en Italie, dont il vanta la pauvreté “digne et respectable” dans une lettre à Miss Monroe, son éditeur, alors qu’en Amérique la pauvreté était “méprisée et continuellement rabaissée”. C’est à Montparnasse qu’il avait compris ceci: en Amérique, la pauvreté ne représentait pas seulement une situation sociale défavorable, mais elle était considérée comme une attitude antiaméricaine – les pauvres étaient punis par la société, ne serait-ce que par le chèque que les organismes chargés de veiller à leur bien-être leur attribuaient tous les mois. (Était-ce là la façon “made in USA” de condamner la pauvreté?)»

Après le mythe: le mensonge

Comparant cette génération passée avec celle qu’il côtoyait en 1947, Maraí ressent une impression de vide. Malgré leurs excentricités, l’absence de toute grande oeuvre, ces anciens ont cru à quelque chose qui reste, à une «mission», à une révolte contre toutes les formes sclérosées, en littérature, dans les arts, dans la société. Mais à ce jour, on ne voit pas de révolte contre l’ignominie et les horreurs de la Seconde guerre mondiale. Pour qui les a vécues et continue à les vivre dans un pays soumis à une dictature écrasante et infantilisante (et, pour Maraí, né en haute-hongrie, province vidée de ses habitants autochtones et «donnée» à la tchécoslovaquie contre tout sentiment national par un «échange de populations» inhumain), c’est un non-sens et une injustice qui n’éveillent pas d’intérêt chez les intellectuels parisiens. ils veulent se persuader que leur pays traverse une crise passagère, que de nouvelles institutions européennes se mettent en place et vont créer un nouvel ordre où la France aura sa place comme auparavant. Mais petit à petit grandit la certitude que les équilibres ont changé, que le rôle de l’Europe dans le monde a franchi l’Océan, sans qu’on puisse être sûr que l’Amérique soit apte à le reprendre. Par-dessus tout se fait jour la conscience que le mensonge pourrit la société tout entière.

«Oui, on avait menti en Europe, sans cesse, sans sourciller, sans la moindre gêne. Presse, radio, édition, publications avaient exhalé l’air empoisonné du mensonge, semblable à ces émanations toxiques qui, en s’échauffant, finissent par mettre le feu au fumier. L’Occident se mentait à lui-même et mentait au monde. […] Ce que l’on appelait “arts” était également devenu une imposture. En effet, l’Occident n’attendait plus des arts quelque vision susceptible de façonner la réalité et de stimuler la créativité, mais des articles de consommation destinés aux masses, quelques rossignols politico-commerciaux faciles à brader. Tout en pérorant sur les droits de l’homme, l’Occident avait toléré que des régimes fondés sur l’oppression et l’avilissement des masses prospèrent et développent leur puissance. L’Occident mentait oralement et par écrit – et il mentait aussi par le truchement de la musique, dont il avait banni l’harmonie et la mélodie pour les remplacer par des miaulements convulsionnels, hystériques, voire épileptiques. Bref, l’Occident qui, dans la misère des années de guerre, m’était apparu comme un Samaritain salvateur, mentait sur toute la ligne.»

Il ne restait qu’à quitter Paris pour retourner à Budapest et essayer d’y vivre en gardant ses exigences de qualité et d’honnêteté de l’oeuvre littéraire entreprise. Mais il n’est pas besoin de longues expériences pour comprendre que la chose est impossible:

Le mensonge despotique

«Faisant autorité, quelques esthètes marxistes – semblables à ces prélats bénissant les filles travaillant dans un bordel – affirmaient qu’il convenait désormais d’apprécier les oeuvres littéraires selon de nouveaux critères. Certains individus sans talent qui, n’ayant jamais rien publié, n’avaient jamais fait preuve de la moindre compétence en la matière, ni de cette volonté – parfois héroïque – nécessaire à la création d’une oeuvre, fût-elle imparfaite, vilipendaient avec la plus grande impudeur les vrais créateurs. Nul ne leur demandait de quel droit ils osaient s’ériger en juges, nul n’évoquait même la question de la responsabilité dans le domaine de la critique littéraire.» […]

«Cependant, pour faire preuve de leur bonne foi et de leur spontanéité, les communistes avaient besoin de quelques critiques anodines, dépourvues de malice. Ce fut le moment où je compris qu’il me fallait quitter ce pays, non seulement parce qu’on ne me permettait pas d’y écrire librement, mais surtout parce que je n’avais même plus le droit de me taire librement.»

Le départ définitif se fera par l’intermédiaire de la Suisse, où Maraí est invité opportunément pour un colloque, puis pour les Etats-Unis.

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