Les réformateurs aveugles
Même s’il affirme modestement que son but principal est d’«adapter la législation scolaire aux accords intercantonaux», ce contre-projet va beaucoup plus loin qu’une simple adaptation(1). Alors que l’initiative «Ecole 2010» vise à conserver et à renforcer ce qui fonctionne, ainsi qu’à nettoyer l’école des scories d’«Ecole vaudoise en mutation» (EVM), le contre-projet annonce au contraire une radicalisation d’EVM. Il révolutionne l’Ecole vaudoise sur plusieurs points capitaux, notamment en supprimant les redoublements, en remplaçant les trois filières actuelles par une école unique jusqu’en 9e année(2) (éventuellement avec niveaux) et en intégrant les enfants handicapés dans les classes ordinaires.
En 1996, les opposants à EVM écrivaient dans leur argumentaire: «Il faut considérer EVM 96 comme un pas de plus en direction de l’école unique jusqu’en neuvième année, point oméga (en tout cas pour le moment) auquel tendent somnambuliquement les réformateurs.» On nous rétorquait: «Vous peignez le diable sur la muraille.» Le contre-projet confirme aujourd’hui la prédiction.
Tant que le texte du contre-projet ne sera pas définitivement fixé par le vote du législatif, nous ne parlerons pas de ses aspects particuliers. Cela reviendrait à donner implicitement notre approbation à l’ensemble.
La première chose qui frappe est l’absence d’un état des lieux digne de ce nom, filière par filière, branche par branche. On admet que la formation scolaire se détériore et qu’EVM n’a pas redressé les choses. Mais on reste dans les généralités et on se contente de décrire avec effusion les perspectives mirobolantes du contreprojet.
On aurait aimé que le Département procède à une critique serrée des cycles et des nouvelles méthodes d’évaluation, qu’il nous explique pourquoi les niveaux promis par EVM n’ont pas été introduits, qu’il examine les reproches pratiques et théoriques émis à l’encontre des méthodes globales et semi-globales, qu’il évalue aussi les retombées négatives de la mise en oeuvre hâtive d’EVM et qu’il prenne en compte l’effet déstabilisant pour les élèves des changements incessants de méthodes, de manuels, d’échelles d’évaluation et de regroupements scolaires. Sur toutes ces questions importantes, pas un mot! Aucune allusion non plus, malgré les rancoeurs qu’il a laissées chez tant de jeunes enseignants, du ratage effarant de ce monument de prétention pédagogique, de bureaucratie stalinienne et de copinage que fut la première HEP. Pas la moindre référence non plus à l’enquête réalisée il y a dix ans par le Centre Patronal auprès des patrons vaudois. Lancée à la demande du Département, elle mettait pourtant en lumière les lacunes considérables des élèves en fin de scolarité. Mais on ne s’intéresse pas à cela dans les laboratoires de recherche pédagogique du Département: on passe tout à la trappe et on recommence à zéro.
Enfin, presque à zéro! Car personne au DFJC ne remet en cause les présupposés philosophiques et pédagogiques des réformateurs, ces formules sacrées qu’ils répètent jusqu’à la nausée: les enfants sont tous égaux, tout au plus certains sont-ils plus rapides que d’autres; l’école a pour fonction d’intégrer socialement les élèves autant que de leur transmettre du savoir; l’intelligence s’acquiert au même titre que les connaissances; plus une société compte d’universitaires, meilleure est son école; l’échec de l’élève est l’échec du système; toute forme de compétition entre les élèves doit être supprimée.
Les réformateurs révèlent ici leur aveuglement. Car c’est au nom de ces formules sacrées qu’ils critiquent l’école actuelle. Or, l’école actuelle a été entièrement conçue en fonction de ces mêmes formules. Nous l’ont-ils assez dit? EVM serait l’apothéose de la pédagogie moderne. Ils ont disposé de quatorze ans, avec le soutien plein et entier du Département, pour réaliser leur grand oeuvre. Ça a complètement raté et le mécontentement est général. Comme à chaque fois, la réalité a regimbé et les principes proclamés se sont évaporés. Une fois de plus, le mirage qu’on touchait presque du doigt le soir de la votation s’est retrouvé à l’horizon… cet horizon que le contre-projet prétend à nouveau mettre à portée de notre main.
Jusqu’aujourd’hui, par un mécanisme pervers, on a justifié chaque étape de la Réforme scolaire par l’échec de l’étape précédente. Somnambules aveugles, les réformateurs voudraient aujourd’hui continuer la fuite en avant. Nous croyons plus raisonnable de conclure à l’incompatibilité définitive de leurs dogmes pédagogiques avec la réalité.
NOTES:
1) Signalons en passant que, sous réserve de quelques modifications qui ne touchent pas l’essentiel et sont en train d’être portées sur le texte initial, «Ecole 2010» est elle aussi compatible avec lesdits accords intercantonaux.
2) L’école enfantine étant devenue obligatoire et commençant à quatre ans, le contre-projet numérote les années à partir de la première enfantine. Dès lors, la 8e année du contreprojet correspond à la 6e actuelle. Nous utiliserons toujours la numérotation actuelle.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- «Un si beau printemps», récit introspectif et rétrospectif de Michel Bühler – Vincent Hort
- Un travail alimentaire – La page littéraire, Cédric Cossy
- Coutumes et libertés – Pierre Rochat
- Un complot pour rien – Revue de presse, Ernest Jomini
- Une tournée en autocar – Revue de presse, Ernest Jomini
- Photo 2010 – Revue de presse, Ernest Jomini
- Noël sans Christ? – Revue de presse, Philippe Ramelet
- Le bien, banal et fragile – Jacques Perrin
- «La nationalité demeure» – Revue de presse, Philippe Ramelet
- Histoire inouïe des Ouïgours - Dilemme entre le noir et les jaunes – Le Coin du Ronchon