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Le bien, banal et fragile

Jacques Perrin
La Nation n° 1880 15 janvier 2010
Il y a deux sortes de moralistes et de politiques: ceux qui n’ont vu la nature humaine que du côté odieux, ou ridicule, et c’est le plus grand nombre (…). Ceux qui ne l’ont vue que du bon côté et dans ses perfections (…). Les premiers ne connaissent pas le palais dont ils n’ont vu que les latrines. Les seconds sont des enthousiastes qui détournent leurs yeux loin de ce qui les offense, et qui n’en existe pas moins. Est in medio verum.
Chamfort


Pessimisme

Dans un précédent article (La Nation No 1871 du 11 septembre 2009), nous avons espéré montrer qu’un noir pessimisme imprègne la conception libérale de la nature humaine. L’homme est un loup pour l’homme. L’égoïsme constitue le fond de son caractère. A la suite des sanglantes guerres de religion, les penseurs qui furent plus tard rangés sous la bannière libérale en sont sûrs: tout homme est une canaille irrécupérable. Seul un Etat neutre fondé sur le droit et le marché peut tirer parti de la rapacité humaine. Chaque homme poursuit son intérêt propre, mais il est obligé parfois de collaborer avec autrui pour parvenir à ses fins. Il faut tabler sur cette nécessité de coopérer. «Les vices privés font la prospérité publique», dit Mandeville. Si on laisse agir les volontés individuelles, un équilibre se fait, grâce au mécanisme de l’offre et de la demande. Une main invisible est à l’oeuvre. Le pessimisme apparaît comme la lucidité même. Si l’égoïsme, force première, se libère des carcans moraux et communautaires, le bonheur universel naîtra des efforts de chacun pour défendre son intérêt «bien compris». Adam Smith nous l’explique: ce n’est pas parce que mon boucher est naturellement bienveillant à mon égard qu’il me vend de la bonne viande, mais parce qu’il sait que, s’il cherche à tricher sur la qualité, j’irai chez son concurrent.

Banalité du bien

La vision pessimiste de la nature humaine est-elle absolument correcte? Nous voudrions montrer que, comme le dit Chamfort, la vérité est au milieu, un peu au-dessus de ces deux erreurs symétriques que sont l’optimisme et le pessimisme.

Le bien, c’est ce qui existe. Chaque jour, à chaque heure, en tout lieu, des personnes tiennent les promesses qu’elles ont faites; des enfants naissent d’amours réelles; des parents élèvent leurs enfants; des couples demeurent fidèles, des familles restent unies; des écoliers apprennent quelque chose à l’école; nombreux sont ceux qui se lèvent le matin en vue de bien faire leur travail; des artistes se perfectionnent et produisent de belles oeuvres; des vieillards quittent ce monde dans la sérénité.

Une tranquillité relative règne en Europe de l’Ouest depuis plus de soixante ans; la Suisse n’a pas connu la guerre depuis le Sonderbund. y a-t-il un lieu plus épargné que le Pays de Vaud?

Le bien est tellement répandu qu’on finit par l’oublier. Hannah Arendt parlait à propos d’Eichmann de la banalité du mal; n’est-ce pas le bien qui est banal? Les peintres hollandais du XVIIe siècle(1) ont fixé pour toujours un genre de bonheur simple qui serait passé inaperçu s’ils ne l’avaient pas magnifié. Contemplons la Sainte Famille de Rembrandt, le Couple au lit de Jan Steen, le Goût de Frans Hals, Mère et enfant, la Chambre et Buveurs dans la cour intérieure de Pieter de Hooch et nous comprenons que «l’essence de l’homme est une sociabilité heureuse», selon l’expression du philosophe juif Robert Misrahi, lequel, à l’image de son maître Spinoza, n’a pourtant pas été épargné par le malheur.

Le bien et le mal ne sont pas deux principes symétriques égaux qui se partagent le réel. Le bien contient le mal, aux deux sens du mot; il l’englobe, le domine et lui met des limites.

Fragilité du bien

Il arrive pourtant que le bien soit fragile et que le mal, si séducteur, envahisse son espace. Le mal se signale par une efficacité si radicale qu’on doute que le bonheur ait pu exister un jour. Bien qu’il soit, en bonne métaphysique, un manque, il se grave dans les mémoires. On peut citer d’innombrables exemples à l’appui de cette thèse, des plus triviaux aux plus complexes.

Un simple mal de mer vous empêche de vivre, des coliques vous font regretter d’être né.

On ne retiendra du XXe siècle que le Goulag, Auschwitz, les génocides cambodgien et rwandais.

On comprend qu’après les affreuses guerres de religion, les penseurs du XVIIe, effrayés, comme le Misanthrope de Molière, par les perversions de la nature humaine, «aient conçu pour elle une effroyable haine».

Né à Shangaï, l’écrivain britannique J. G. Ballard se souvient au soir de sa vie de deux scènes de son enfance qui l’ont convaincu de la cruauté de l’existence: il a vu des soldats japonais réduire un Chinois en bouillie à coups de crosse et deux ans plus tard, alors que les hostilités sont terminées, un autre soldat japonais étrangler un Chinois «pour passer le temps».

Les actes de barbarie restent longtemps dans la mémoire des communautés. Le 16 août 1870, un jeune aristocrate périgourdin, Alain de Monéys, estimé dans son village, élu adjoint au maire à l’unanimité, volontaire pour le front, se rend à la foire de Hautefaye. Sur un malentendu, il devient le bouc-émissaire d’une foule déchaînée qui lui fait payer la sécheresse estivale et les premières défaites de Napoléon III. On le bat, on le torture, on finit par le brûler vif. On se demande ce qu’il faut faire du cadavre. Le maire de la commune, qui n’a pas su s’opposer aux furieux, répond: «Mangez-le si vous voulez!» et quelques énergumènes de découper le corps et de s’en repaître. Scatologie, pornographie, cannibalisme, aucune perversion n’est oubliée. Un adolescent, un enfant et des femmes ont pris part à la curée. L’affaire se termine par trois condamnations à mort et des déportations en Nouvelle-Calédonie. On a songé à rayer le village de la carte. en 1970, une messe est dite pour le repos de l’âme de Monéys. en 1991, le sociologue Alain Corbin(2) consacre une monographie à ces actes. en 2009, soit 139 ans après le crime, le romancier Jean Teulé(3) éprouve le besoin de le raconter encore. Voilà comment un village civilisé de France devient un symbole de la barbarie.

«Common decency»

Face à la séduction pénétrante du mal, il paraît déplacé de rappeler que l’homme est un animal social tourné vers le bien. Il y faut au minimum la sérénité d’un Aristote, la mesure de quelques épicuriens comme Montaigne, le talent d’écrivains doués pour le bonheur comme Marivaux, Stendhal ou Giono, à moins que l’on ne se souvienne de la joie profonde inspirée par Mozart ou Mendelssohn.

Pour s’en tenir au domaine politique, on se fiera à George Orwell. Socialiste monarchiste, anarchiste conservateur, il a insisté sur la notion de «common decency» que les traducteurs nomment en français «décence» ou «honnêteté» communes. La décence commune résume un certain nombre de règles que presque tout le monde (à part les enfants-rois et les intellectuels postmodernes) connaît et pratique: on ne dénonce personne, on ne triche pas, on ne frappe pas un homme à terre, on ne s’attaque pas à un plus faible que soi, surtout pas en bande, on est galant avec les dames, on respecte les vieillards, on est spontanément bienveillant, on aide ses proches, etc.

Dans une société où règne la «décence commune», le don est premier. Chaque enfant reçoit de ses parents la vie et le langage. L’anthropologie montre que la triple obligation de «donner, recevoir, rendre» fonde l’ordre interne de maintes communautés. Les milieux «avancés» semblent vouloir échapper au cycle du don et lui substituer la devise du Figaro de Beaumarchais, valet malin, désireux de grimper dans le monde et de devenir maître: «demander, recevoir, prendre». C’est la mentalité d’aujourd’hui, minoritaire mais insidieuse, qui unit dans la même attitude le prédateur et la victime. Dans les sociétés bien réglées, «ça ne se fait pas de demander». Dans un régime de prédateur-victime, je demande parce que j’ai droit à tout, je reçois ce qui m’est dû, je le prends en chassant de mon esprit toute idée de dette, puis je recommence jusqu’à plus soif.

Résister au mal, conserver le bien

Par aveuglement idéologique, certains veulent conformer la nature humaine à un modèle libéral efficace seulement à courte échéance, l’encourager à l’égoïsme, à la compétition pour la compétition, à faire carrière plutôt qu’à exercer un métier, le soumettre à une concurrence illimitée et à une consommation obligatoire, jusqu’à créer ce que les psychologues appellent des «addictions». C’est rendre le monde invivable.

Les demi-habiles se rient des trois premières lettres du mot «conservateur» et abhorrent le conservatisme. Ils ont tort. Il n’y a pas de tâche politique plus noble que de préserver les moeurs, les institutions et les vertus qui ont fait durablement leurs preuves, autrement dit de protéger la civilisation, édifice gigantesque et fragile, dont l’homme politique avisé ravale sans cesse les fondations.

 

NOTES:

1) Voir à ce sujet Tzvetan Todorov: Eloge du quotidien, essai sur la peinture hollandaise du XVIIe, Points Seuil 1997

2) Alain Corbin: le Village des cannibales, Champs histoire 2009

3) Jean Teulé: Mangez-le si vous voulez, Julliard 2009

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