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Guisan a-t-il abandonné le Plateau?

Pierre Rochat
La Nation n° 1889 21 mai 2010
L’anniversaire de la mort du général Guisan a donné lieu à des cérémonies pleines de dignité, témoignages de reconnaissance et d’attachement. Cette commémoration a suscité aussi des études historiques telles que Le Général Guisan et l’esprit de résistance, ouvrage dû aux plumes associées de Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit, qui en est à sa deuxième édition chez Cabédita. Naturellement, elle a fourni à ceux qui se réclament de l’histoire revisitée l’occasion de renouveler les critiques formulées il y a de nombreuses années déjà, notamment à l’endroit du réduit national, de l’état-major particulier du général, de ses contacts avec les belligérants, de sa distance à l’égard du Conseil fédéral, de son prétendu culte de la personnalité. Pour L’Hebdo du 8 avril dernier, qui prône un «indispensable travail de mémoire», le mythe du général «a pris un coup de vieux». Guisan, un homme fort? un grand stratège? un résistant? un démocrate? le doute est permis. «La vraie histoire du général reste encore à écrire», dit le rédacteur en chef en conclusion de son éditorial. Ses collaborateurs donnent d’ores et déjà le ton de cette «vraie histoire». Un exemple: la stratégie du hérisson adoptée en 1940 impliquait, affirment-ils, l’abandon du Plateau, des femmes, des enfants et des usines aux nazis; le repli dans le réduit permettait de démobiliser des troupes, libérant ainsi une main d’oeuvre au profit de l’effort de guerre allemand.

La couverture frontière

S’il existe un mythe – le terme est pris dans son sens de fiction mensongère – c’est bien celui de l’abandon du Plateau par Guisan. Pour rétablir la vérité, remontons d’abord à l’entredeux- guerres. Les années 1920 à 1930 furent pour l’armée suisse une période de lutte contre la disette; le corset financier dans lequel elle était serrée ne lui permettait pas même de maintenir le rythme normal de ses cours de répétition; elle vivait en partie sur ses réserves de guerre; elle était aux prises avec la commission extraparlementaire dite «des rognures». Cependant, dès le milieu des années trente, la dégradation de la situation internationale provoqua une prise de conscience qui détermina un revirement politique et permit un renforcement sérieux de la défense nationale. Rudolf Minger et l’état-major général conduisirent une réorganisation complète de l’armée, opération complexe dont l’un des éléments principaux fut la création de la couverture frontière. Les historiens militaires insistent peu sur cette partie de la réforme de 1936 qui a donné à l’armée sa nouvelle structure. Ce silence s’explique sans doute par le «secret-défense» qui entoura cet aspect de la réorganisation; l’ampleur du travail effectué par le commandement de l’armée, l’administration militaire fédérale et les administrations cantonales et communales pour mettre en place la couverture frontière s’est révélée lorsque les archives se sont ouvertes, sans éveiller cependant beaucoup de curiosité.

Dans le régime en vigueur jusqu’en 1936, la frontière devait être seulement surveillée par l’infanterie de Landsturm, c’est-à-dire par des fantassins appartenant aux classes les plus âgées de l’armée; un système d’alerte permettait de renforcer la couverture par des militaires de l’armée de campagne domiciliés dans la zone frontière. L’organisation des troupes de 1936 innova en créant une troupe vouée spécialement à la défense de la zone frontière et formée de militaires de 20 à 48 ans domiciliés dans cette zone, à proximité immédiate de leur lieu d’engagement. Ces militaires étaient dans leur majorité destinés à accomplir tout leur service dans cette «armée dans l’armée». Celle-ci compta environ 70 000 hommes dans ses débuts et jusqu’à 100000 lorsqu’elle fut définitivement constituée. La mission de la couverture frontière était de barrer les axes de pénétration sur tout le pourtour du territoire national en s’appuyant sur des fortifications permanentes et un réseau de destructions préparées, autres innovations. La frontière du Jura vaudois était défendue par sept bataillons échelonnés de Ste-Croix à St-Cergue, plus un bataillon sur la Promenthouse et un détachement d’artillerie de forteresse à Vallorbe. Vaud participait à la défense de la frontière sud en fournissant une partie des effectifs de trois bataillons postés dans le Chablais. La couverture frontière demeura en place et protégea le Plateau durant tout le service actif; elle ne fut en aucun moment relevée de sa mission.

L’idée de manoeuvre

L’engagement de l’armée durant la mobilisation de 1939 à 1945 était réglé par les ordres d’opération du général. Celui du 17 juillet 1940, le numéro 12, qui créait le réduit national, prescrivait liminairement qu’il importait de conserver le plus longtemps possible la libre disposition du Plateau et de ses ressources, et de protéger l’achèvement de l’installation de nos troupes dans les Préalpes. Il articulait l’armée en trois blocs: les troupes de couverture assuraient sans changement la défense des zones frontières; une partie de l’armée couvrait le Plateau en tenant une position avancée; le gros des forces disponibles défendait la région des Alpes et des Préalpes en organisant le réduit national.

L’ordre d’opération numéro 13, valable dès le 24 mai 1941, maintient cette articulation. L’armée doit se tenir prête à défendre le territoire national sur toute sa profondeur

– en s’opposant dès la frontière à une attaque qui peut être déclenchée par surprise et simultanément sur tous les fronts;

– en retardant l’avance ennemie entre la frontière et le réduit par une action retardatrice, vigoureuse et agressive, et le jeu de très nombreuses destructions;

– en tenant sans esprit de recul le réduit national organisé en région fortifiée.

Cet ordre subit des modifications durant la guerre mais l’idée de manoeuvre exprimée en 1941 fut conservée. Le changement qui s’opéra de 1940 à 1941 concerna la forme du combat ordonné sur le Plateau: de la défense d’une position avancée, Guisan passa à l’action retardatrice mais il n’était pas question d’abandonner le Plateau.

Si le général se résolut à choisir le secteur alpin comme champ de bataille prioritaire, c’est en application du premier principe de l’art de la guerre, celui de l’économie des forces. Rechercher la décision sur le Plateau face à un adversaire mécanisé et blindé, pourvu d’une forte artillerie et bénéficiant de la maîtrise de l’air, eût été suicidaire. Mais la volonté de Guisan de défendre le territoire national dans toute sa profondeur demeura la base de sa stratégie. Elle fut réaffirmée dans toutes les éditions successives du fameux ordre numéro 13.

Si la «vraie histoire» du général Guisan reste à écrire, il faut conseiller à ses futurs auteurs de recourir aux sources plutôt qu’aux poncifs de l’«histoire revisitée».

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