Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

La vie résiste

Jacques Perrin
La Nation n° 1942 1er juin 2012

Les affinités valdo-russes ne sont plus à rappeler, on les vérifie à chaque génération.

Qu’est-ce qui attire les Vaudois chez un peuple immense, si éloigné d’eux? Nous ne saurions élucider ce mystère, bien que nous venions de succomber au penchant russophile en voyant le film d’Andrei Zviaguintsev intitulé Elena.

Zviaguintsev n’est pas un cinéaste inconnu. en 2003, il a réalisé un chef d’oeuvre, le Retour, lion d’or au festival de Venise; en 2008, ce fut le Bannissement, légèrement moins réussi1.

Elena raconte les rapports de trois générations. L’héroïne éponyme, sexagénaire, est remariée avec Vladimir, un Moscovite aisé retiré des affaires. Ils se sont rencontrés à l’hôpital où Elena, infirmière, s’occupait de Vladimir accidenté.

Le couple habite un appartement high-tech dans un quartier huppé. D’un précédent mariage, Vladimir a une fille, jolie et révoltée. Quant à Elena, elle aide le fils d’un premier lit, Sergueï, chômeur, habitant avec sa femme et ses deux enfants une affreuse banlieue où la grand-mère se rend pour apporter des vivres et de l’argent prélevé sur sa maigre pension. Le riche Vladimir refuse de contribuer à la subsistance de Sergueï qu’il méprise et auquel il conseille de se remuer. Sergueï a grand besoin d’argent pour soudoyer les autorités afin que son propre fils échappe au service militaire et entame des études universitaires.

Vladimir est soudain victime d’un infarctus. Il est hospitalisé. Sa fille, avec qui il entretient des rapports intermittents et orageux, lui rend visite. Ils tombent dans les bras l’un de l’autre, renouant le lien qui les unissait. Vladimir rentre alors chez lui. Il décide de faire son testament et lègue tout à sa fille retrouvée. Elena, qui n’a cessé d’espérer que l’argent de Vladimir viendrait secourir son fils, est saisie de panique. Elle tue Vladimir en trafiquant sa dose de médicaments, puis brûle le brouillon du testament. Le crime n’est pas découvert et demeure sans châtiment.

Selon la loi, Elena hérite de la moitié des biens de son mari. Elle installe sa famille dans le grand appartement.

Ce drame russe reflète nos préoccupations à propos de la modernité dont il avive les contours; c’est pourquoi il nous touche.

La génération de l’après-guerre a travaillé; elle a subi le communisme et puis s’est enrichie grâce à une conversion au libéralisme le plus brutal. C’est ainsi que Vladimir, tout occupé à faire fortune, a négligé sa fille. Bien conservé pour son âge malgré un coeur déclinant, à l’écorce rude mais avide de tendresse féminine, il a l’air d’un officier. Il vit dans un appartement sécurisé doté de tous les gadgets électroniques d’aujourd’hui.

Il se rend avec sa grosse voiture de marque allemande dans un club de sport luxueux où il soigne sa musculature et nage, tout en reluquant les blondes locales. Il ne craint pas les contradictions. Il gâte sa fille, mais déteste les assistés, il aime Elena mais la traite comme une servante. Elena elle-même ressemble à une paysanne soviétique, corpulente sans être molle, avec une somptueuse chevelure et un profil «patricien» (c’est à cause de cette apparence à la fois populaire et aristocratique que l’actrice de théâtre Nadejda Markina a été choisie pour interpréter le rôle). Elle éprouve un attachement si fort à sa famille qu’elle n’hésite pas à tuer pour la maintenir debout. Et pourtant elle aime sa victime.

Sa génération est capable de passions extrêmes et contradictoires.

Il en va autrement de la deuxième génération. La fille de Vladimir semble désespérée. Sa situation matérielle est assurée, mais elle n’a pas la force de mettre son intelligence et sa position à profit pour donner un sens à sa vie. Sergueï, le fils Elena, un assisté installé dans sa dépendance, veule, juste bon à regarder la TV, s’adonne avec son aîné aux jeux vidéo et se nourrit de chips.

La troisième génération paraît ambivalente.

Le fils aîné de Sergueï, doué pour les études, préfigure un relèvement familial, mais il passe l’essentiel de son temps devant sa console de jeux. il participe aussi à des rixes contre plus pauvre que lui près des tours de refroidissement d’une centrale nucléaire, intégré à une bande de jeunes imbibée de vodka, dans un paysage postsoviétique d’immeubles aux appartements étroits, dont les occupants vivent serrés comme des sardines.

Les commentateurs ont jugé le film pessimiste, mais il ne l’est pas tout à fait.

L’espoir demeure. Il est porté d’une part par les figures maternelles et les tout petits. La femme de Sergueï semble douce et gentille, elle offre le thé à sa belle-mère et lui annonce qu’elle est enceinte d’un troisième enfant, ce qui renforce la détermination Elena

Le deuxième enfant est encore un bébé, angelot blond, que le réalisateur se plaît à montrer en train de s’étirer sur un grand lit. Sa grand-mère le serre contre son sein et s’occupe de lui. Ces scènes indiquent la source d’une renaissance possible.

D’autre part, il y a la beauté. Voilà quelques mois, nous exprimions notre surprise en constatant le décalage entre la splendeur apprêtée des stars hollywoodiennes et les débuts chaotiques de la psychanalyse décrits dans le film de David Cronenberg, A Dangerous Method.

Rien de tel dans celui de Zviaguintsev.

La vérité humaine et la beauté s’y réconcilient. D’abord grâce à Elena elle-même, mais aussi à la fille de Vladimir, qu’un plan montre allongée sur un canapé, songeuse et triste, les jambes dénudées, grâce aussi au bébé-angelot, à l’église orthodoxe où Elena allume un cierge, et grâce au plan qui ouvre le film, durant une minute vingt, montrant un lever de soleil qui éclaire peu à peu l’appartement de Vladimir2.

Quel peuple a plus souffert – et causé plus de souffrances – que les russes du siècle dernier? Ployant sous le communisme, décimés par une guerre impitoyable durant laquelle deux grandes nations européennes se sont entre-tuées3, ils subissent encore aujourd’hui les conséquences de ces malheurs.

La natalité est nettement insuffisante et la population russe diminue.

Elena montre cependant que des forces maternelles sont encore à l’oeuvre. L’art déploie des ressources nouvelles. Par-delà le crime, les massacres et les morts, la vie et l’amour résistent.

 

Notes :

 

1 Ces deux films sont disponibles en DVD.

2 De retour à la maison après le cinéma, nous allumons la TV et tombons sur la joueuse de tennis Maria Scharapova, autre beauté russe parfaite. Hollywood pourrait s’intéresser à elle. Une sorte de synthèse… 3 Des ouvrages tout récents décrivent de plus en plus précisément cette lutte inexpiable (voir Timothy Snyder: Terres de sang; Christian Baechler: Guerre et extermination à l’Est; Catherine Merridale: Les Guerriers du froid, vie et mort des soldats de l’Armée rouge, 1939-1945).

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: