Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Jean-Jacques Rousseau vaudois

Eric WernerLa page littéraire
La Nation n° 1942 1er juin 2012

Il y a une centaine d’années, en 1911, l’écrivain Gaspard-Vallette publia un livre qui, aujourd’hui encore, se lit avec intérêt: Jean-Jacques Rousseau genevois. Ce titre dit une évidence, mais en même temps prête à malentendu. Car, faut-il le rappeler, l’appartenance de Rousseau n’est pas que genevoise, elle est bien autre chose encore.

Et en particulier vaudoise! Ce qu’Edmond Gilliard, dans Du pouvoir des Vaudois, avait exprimé en une formule paradoxale: «Ce poète vaudois qui s’est cru citoyen genevois.»1 Mais cette manière de dire, elle non plus, n’est pas bien satisfaisante. Car Rousseau n’a pas été ceci en se croyant cela, il a été les deux à la fois: et citoyen de Genève, et poète vaudois. Plus exactement encore tantôt ceci, tantôt cela. A un moment donné ceci, à un autre cela.

Quand Edmond Gilliard qualifie Rousseau de poète vaudois, à quoi, implicitement, fait-il référence? Bien sûr à la Nouvelle Héloïse, le grand roman de Rousseau, de tous ses livres celui qui, à l’époque, a rencontré le plus d’écho (plus d’une centaine d’éditions entre 1760 et 1800), sur lequel, en fait, s’est construite la gloire de Rousseau. Pour qui n’aurait pas compris, Gilliard précise d’ailleurs en note: «le lac?… il ne l’a trouvé qu’à Clarens!» Clarens est en effet le site de la Nouvelle Héloïse, l’endroit où Julie d’Etange et Saint- Preux, les deux héros du roman, se sont connus et aimés, avant d’en venir, pour des raisons, il faut le reconnaître, qui, même au regard des critères de l’époque, apparaissent un peu forcées, à renoncer l’un à l’autre.

Le premier contact de Rousseau avec le lac à Clarens a très probablement eu lieu en 1730, lors d’une excursion que le jeune Rousseau, alors âgé de dix-huit ans, fit à Vevey. Rousseau habitait à l’époque Lausanne (mais oui!), où il essayait tant bien que mal de survivre en donnant des leçons de musique. Comme ses écoliers «ne l’occupaient pas beaucoup» (c’est ce qu’il nous dit dans les Confessions), il en profita pour visiter Vevey, «à quatre lieues de Lausanne». Il avait de bonnes raisons de le faire. Vevey était la ville natale de Mme de Warens, sa protectrice, qui l’avait accueilli à Annecy après son départ de Genève en 1728. Plus tard, elle deviendra également son amante. Rousseau visita donc Vevey, mais très probablement aussi l’ancien domaine de Mme de Warens, à Clarens. C’était une belle et grande propriété, «les pieds dans l’eau», comme on dirait aujourd’hui, juste en face du Grammont, avec même un petit port: le Basset. Mme de Warens, née Françoise de la Tour, y avait vécu plusieurs années durant, avant, un beau jour, de tout quitter pour aller vivre en terre catholique: Annecy d’abord, puis Chambéry.

Bref, entre Rousseau et le Pays de Vaud, il y a Françoise de la Tour. Quel beau nom, par parenthèse! Si Edmond Gilliard a raison de qualifier, comme il le fait, Rousseau de «poète vaudois», Françoise de la Tour y a sa part, non la moins importante peut-être2. C’est elle le «chaînon manquant»!

Il est intéressant aussi de lire ce que Ramuz a écrit sur le sujet. En 1912, à l’occasion des commémorations du bicentenaire de la naissance de Rousseau, une revue de l’époque, Les Feuillets, demanda à un certain nombre d’écrivains romands de dire ce qu’ils pensaient de Rousseau. Edmond Gilliard participa à cette enquête, mais pas Ramuz: «MM. Ramuz, Spiess, William Martin, Franzoni nous ont exprimé leurs regrets de ne pouvoir répondre à cette enquête», nous disent les Feuillets3. Cette non-réponse, en elle-même, intrigue. L’homme de gauche qu’était Gilliard a toujours été un grand admirateur de la personne et de l’oeuvre de Rousseau. Chez lui, aucune ambiguïté.

Ramuz, c’est plus compliqué. A maints égards, Ramuz est un anti-Rousseau.

On le voit jusque dans sa manière d’écrire, qui n’est pas du tout la même que celle de Rousseau. Si Rousseau préfigure le romantisme, Ramuz, quant à lui, s’inscrit clairement dans une ligne très suspicieuse à l’endroit du romantisme. Ce n’est pas en vain qu’il critique, dans Raison d’être (1914), les grandes envolées lyriques et sentimentales, en même temps que les phrases creuses des utopistes. Il a en détestation toutes ces choses. Ramuz plaide pour le retour au réel, la fidélité à la terre. Il ironise aussi sur les «grimpeurs», ceux qui «ne (songent) qu’à monter» (au propre comme au figuré). Lui, au contraire, ne songe qu’à descendre: descendre «en soi jusqu’à l’élémentaire, aux commencements ou aux recommencements de tout».

A aucun moment Rousseau n’est cité. Mais il pourrait l’être. Car s’il est quelqu’un qui appartient à la catégorie des «grimpeurs», c’est bien Rousseau. relisons en effet ce passage de la lettre sur le Valais, dans la Nouvelle Héloïse: «il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté.» Ces quelques lignes résument bien le schéma d’ensemble de La Nouvelle Héloïse. Au sens strict, le roman de Rousseau est une anabase: on s’arrache à la terre pour aller vers ce qui est au-dessus la terre (les montagnes, les nuages, dans l’ordre spirituel le ciel des idées, etc.). Tout le contraire, donc, de la démarche ramuzienne! Si la démarche Rousseauiste s’apparente à une anabase, la démarche ramuzienne s’apparenterait, elle, plutôt, à une katabase: «Mon pays se tient devant moi, qui descend du nord vers le sud, par une pente presque uniforme» (Raison d’être). Et encore: «Il fallait obéir au lac, il faut y obéir encore.» le lac n’est bien sûr ici qu’une image.

Pour autant, on n’en conclura pas que Ramuz ignorait Rousseau ou lui était hostile. En aucune manière. Autant que je sache, Ramuz ne s’est que très peu exprimé sur Rousseau, mais il l’a fait au moins une fois, et cela dans un texte magnifique, d’une vingtaine d’années postérieur à l’enquête des Feuillets, texte en lequel, se posant en défenseur de Rousseau contre ses détracteurs, il reprend, en l’approfondissant, la distinction établie par Gilliard entre Rousseau citoyen genevois, d’une part, et poète vaudois de l’autre. En cette année du tricentenaire, il vaut la peine de relire ce beau texte, en même temps si lucide, si juste de ton, si profond4. Car, réellement, Ramuz va ici au fond des choses.

Revenant sur l’épisode inaugural de l’illumination de Vincennes, qui fit de Rousseau, comme lui-même le dit dans les Confessions, «un autre homme» (Ramuz interprète: un «théoricien», un «idéologue», en tout état de cause «quelqu’un qu’il n’était pas»5). Ramuz insiste sur le fait que ce Rousseau-là, ce «faux» Rousseau, dit-il, «artificiel», précise-t-il encore, bref, le Rousseau des écrits théoriques, s’il a, durant un certain nombre d’années, pris le dessus sur le «vrai» Rousseau, s’il l’a masqué, n’est pour autant jamais parvenu à s’y substituer.

Et non seulement cela, mais on est tout à fait fondé aujourd’hui à l’oublier. C’est ce que recommande Ramuz: oublions-le. Oublions-le, pour, au contraire, porter notre regard sur le «vrai» Rousseau, le Rousseau authentique: «ça fait une bibliothèque d’oeuvres complètes, quoique très réduites; mais Rousseau n’y est pas moins complet […].» Ramuz cite ici trois titres: les Confessions, les Dialogues et les Rêveries. Il ne m’en voudra pas si j’en ajoute ici un quatrième: La Nouvelle Héloïse, bien sûr!

 

Notes :

 

1 Oeuvres complètes, Editions des Trois Collines François Lachenal, 1965, p. 17.

2 Une belle exposition lui est actuellement consacrée au Musée historique de Vevey.

3 «enquête sur Jean-Jacques Rousseau», Les Feuillets, no 18, juin 1912, p. 12. Merci à Jean-Philippe Chenaux d’avoir attiré mon attention sur ce document.

4 «Défense de Rousseau», Oeuvres complètes, t. XIII, Slatkine, 2009, p. 339-349.

5 J’ajouterais quant moi: en qui il se reconnaîtra de moins en moins (cf. mon article: «au-delà de l’éloquence», La Nation, 28 décembre 2001, repris et développé in Douze voyants, les penseurs de la liberté, Xenia, 2010, p. 15-25).

 

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: