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Miettes tocquevilliennes

Jacques Perrin
La Nation n° 2100 6 juillet 2018

Quiconque s’intéresse à la philosophie politique et à la sociologie s’astreint tôt ou tard à lire De la Démocratie en Amérique, œuvre considérable, par la taille et l’ampleur des vues, de l’aristocrate normand Alexis de Tocqueville (1805-1859). La limpidité mélancolique du style est trompeuse. A la première lecture, les questions assaillent le Tocquevillien débutant. L’auteur est-il libéral ou conservateur? De gauche ou de droite? Monarchiste honteux ou démocrate? Individualiste ou gardien des traditions? Adepte de la religion comme soutien de l’ordre social? Sceptique? Croyant? (On peut sur sa volonté, on peut sur ses actes, mais sur sa croyance, que peut-on ? s’est-il demandé).

L’écrivain a l’art de déjouer les classifications. Une partie de sa famille a souffert de la Terreur. Il ne croyait pas qu’un retour à la monarchie d’avant 1789 fût possible. Il fut anti-bonapartiste. Son esprit nuancé et tourmenté le rendait impropre aux manœuvres parlementaires et à l’action politique. De son propre aveu, il fut un médiocre ministre des affaires étrangères sous la IIe République. Il a écrit: J’ai pour les institutions démocratiques un goût de tête, mais je suis aristocratique par l’instinct, c’est-à-dire que je méprise et crains la foule. J’aime avec passion la liberté, la légalité, le respect des droits mais non la démocratie. Voilà le fond de mon âme.

D’avril 1831 à février 1832, Tocqueville a voyagé aux États-Unis qui comptaient alors vingt-quatre États et s’est entretenu avec des Américains éminents. A partir de ses notes de voyage, il a conçu le premier volume de la Démocratie en Amérique, comportant deux parties, respectivement de huit et dix chapitres (631 pages dans l’édition de poche Folio), paru en 1835, puis un second paru en 1840, de quatre parties contenant en tout septante-cinq chapitres (471 pages). Cette somme vieillit bien et délecte aujourd’hui encore maints lecteurs.

Tocqueville se demande avant tout si la démocratie égalitaire peut s’accommoder des libertés politiques. Est-elle compatible avec l’ordre? La religion peut-elle en tempérer les excès? Il a la prescience d’une forme nouvelle de despotisme issue de l’égalitarisme, de la tyrannie de la majorité et de l’individualisme, à laquelle il ne donne pas de nom, mais que le communisme, le nazisme et le maoïsme incarneront au XXe siècle, et dont des versions inédites sont à redouter.

Nous nous bornons présentement à citer quelques extraits de la première partie du volume I, destinés à appâter nos lecteurs.

Pour Tocqueville, la démocratie, c’est d’abord l’égalité. Il prédit: Tôt ou tard nous arriverons, comme les Américains, à l’égalité presque complète des conditions.

L’accession à l’égalité est un fait providentiel: Il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement […] il a le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie, c’est lutter contre Dieu même […]La liberté n’est pas l’objet principal et continu du désir des peuples, ce qu’ils aiment d’un amour éternel, c’est l’égalité.

Le point de départ de la démocratie américaine réside dans une forme de christianisme puritain: Le puritanisme n’était pas seulement une doctrine religieuse ; il se confondait encore en plusieurs points avec les théories démocratiques et républicaines les plus absolues. Le lecteur de 2018 comprend l’origine des règles effarantes établies sur les campus américains (et depuis peu en vigueur en Europe) en matière d’antiracisme, de féminisme, de lutte contre l’homophobie ou de véganisme: A la date de 1649, on vit se former à Boston une association solennelle ayant pour but de prévenir le luxe mondain des longs cheveux […] ces lois bizarres ou tyranniques n’étaient point imposées, elles étaient votées par le libre concours de tous les intéressés eux-mêmes, et les mœurs étaient encore plus austères et puritaines que les lois […] de pareils écarts font sans doute honte à l’esprit humain ; ils attestent de l’infériorité de notre nature, qui, incapable de saisir le vrai et le juste, en est réduite le plus souvent à ne choisir qu’entre deux excès.

Tocqueville compare les différents types de gouvernements fédéraux: On a vu constamment arriver l’une de ces deux choses : le plus puissant des peuples unis, prenant en main les droits de l’autorité fédérale, a dominé tous les autres en son nom ; ou le gouvernement fédéral est resté abandonné à ses propres forces, et alors l’anarchie s’est établie parmi les confédérés, et l’Union est tombée dans l’impuissance d’agir […] Il en a toujours été ainsi (la seconde branche de l’alternative, réd.) pour la confédération suisse. Il y a des siècles que la Suisse n’existerait plus sans les jalousies de ses voisins. La Suisse est le premier pays étranger que Tocqueville ait visité, à l’âge de 18 ans. Il ajoute quelques pages plus loin: Pour qu’une confédération subsiste longtemps, il n’est pas moins nécessaire qu’il y ait homogénéité dans la civilisation que dans les besoins des divers peuples qui la composent. Entre la civilisation du canton de Vaud et celle du canton d’Uri, il y a comme du XIXe siècle au XVe : aussi la Suisse n’a-t-elle jamais eu, à vrai dire, de gouvernement fédéral. L’Union entre ses différents cantons n’existe que sur la carte ; et l’on s’en apercevrait bien si une autorité centrale voulait appliquer les mêmes lois à tout le territoire. Ces lignes datent de 1835. La Constitution fédérale, imitation, en quelques points, de celle des États-Unis, et l’État central sont nés en 1848. Ce qui n’existait que sur la carte s’est mis à exister avec une réalité parfois lourde… L’homogénéisation s’est faite…

La nouveauté aux États-Unis repose sur la primauté de l’individualisme issu du protestantisme parmi des communautés où l’unité de mœurs est encore très grande, même si la divergence entre Nordistes et Sudistes croît à cause de l’esclavage: En Amérique, l’union a pour gouvernés, non des États, mais de simples citoyens. Quand elle veut lever une taxe, elle ne s’adresse pas au gouvernement du Massachusetts, mais à chaque habitant du Massachusetts. Les anciens gouvernements fédéraux avaient en face d’eux des peuples, celui de l’Union a des individus.

Voici pour finir quelques considérations en demi-teinte sur les petites nations: Les petites nations ont été de tout temps le berceau de la liberté politique […] Le bien-être intérieur est plus complet et plus répandu chez les petites nations, tant qu’elles se maintiennent en paix, mais l’état de guerre leur est plus nuisible qu’aux grandes […] S’il n’y avait que de petites nations et moins de grandes, l’humanité serait à coup sûr plus libre et plus heureuse, mais on ne peut faire qu’il n’y ait pas de grandes nations […] La force est donc souvent pour les nations une des premières conditions du bonheur et même de l’existence. De là vient qu’à moins de circonstances particulières, les petits peuples finissent toujours par être réunis violemment aux grands ou par s’y réunir d’eux-mêmes. Je ne sache pas de condition plus déplorable que celle d’un peuple qui ne peut se défendre ni se suffire […] C’est pour unir les avantages divers qui résultent de la grandeur et de la petitesse des nations que le système fédératif a été créé.

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