Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Flux tendu… vers quoi?

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2148 8 mai 2020

Parmi les divers systèmes de rationalisation du travail, taylorisme, fordisme, toyotisme, celui du «flux tendu» est axé sur la production à la demande. En d’autres termes, l’entreprise n’a pas de stocks de produits finis, elle ne fabrique que sur commande ferme. Elle ne stocke pas davantage de matières premières ou de pièces détachées: les stocks immobilisent de l’argent, les locaux coûtent, les matériaux stockés se dégradent, les produits deviennent obsolètes.

C’est comme un aubergiste qui n’aurait pas de réserves de sel, de sucre, de farine, de pâtes, d’œufs, d’huile ou de riz dans ses armoires, en fait, qui n’aurait même pas d’armoires – lesquelles occupent inutilement un espace précieux –, et qui se rendrait chaque jour chez le grossiste pour acheter de quoi confectionner le menu commandé par ses hôtes.

Le flux tendu exige une réactivité instantanée de la direction, une organisation parfaite de la production et une très grande souplesse dans les horaires et le rythme de travail, de façon à ce que le produit soit livré comme s’il était en stock. Cela peut conduire à des relations de travail tendues elles aussi, avec des heures supplémentaires imprévisibles, un volant de contrats à durée déterminée et le recours au travail sur appel pour boucher les trous.

L’entreprise organisée en flux tendu est fragile. Elle peut fonctionner tant que tout ce qui est en amont, en aval, à droite et à gauche fonctionne aussi. Si un maillon lâche, la tension disparaît, et tout le reste avec. L’absence de réserves met l’entreprise à la merci d’une grève, de la défaillance d’un sous-traitant ou de la fermeture d’un pays fournisseur de matière première, par exemple à cause d’une pandémie.

Avec le minimalisme obsessionnel de l’organisation en flux tendu, on perd automatiquement le bénéfice de ce souci humain, légèrement pathologique et si communément répandu, du contrôle supplémentaire, redondance chronophage inutile nonante-neuf fois sur cent, salvatrice la centième.

Il est envisageable, même pour un militant syndicaliste, de travailler comme un fou pour répondre à une situation particulière, la commande du siècle, par exemple, ou pour rattraper le retard dû à un accident. Cela peut même être enthousiasmant, surtout si l’effort est reconnu et rémunéré en conséquence. Mais quand, pour satisfaire aux exigences du flux tendu, la norme est de travailler comme un fou, quand le grand écart est la posture ordinaire du travailleur, quand le quintuple principe «zéro stock, zéro délai, zéro papier, zéro défaut, zéro panne» mord en permanence les mollets des employés, l’attention au travail baisse fatalement et le nombre d’erreurs croît d’autant.

Quant à cet humain défaillant, ce pelé, ce galeux d’où vient tout le mal, le flux trop tendu le conduit à un épuisement physique et mental, à une aigreur croissante à l’égard de la hiérarchie et de la philosophie de l’entreprise, à une dépossession de lui-même, enfin, qui le laissent sur le carreau.

Aujourd’hui, le flux tendu n’est pas seulement un mode d’organisation industrielle, c’est une conception générale des relations de travail, dans les grandes entreprises de services, dans les régies d’Etat, dans ces hôpitaux que nous applaudissons fusionnellement chaque soir sur la scène de nos balcons.

Le flux tendu est même devenu un mode de vie. C’est en tout cas celui des parents actuels: trois enfants, trois établissements scolaires, trois horaires, livraison tôt matin aux bus scolaires, ramassage en fin de journée, debriefing téléphonique le soir avec les autres parents pour organiser les transports du lendemain, leçons à effectuer selon des méthodes sans cesse renouvelées, réunions à l’école, invitations et contre-invitations, cours de Feng Shui végane, de street-fitness, de Pilate alpin ou de samba bolivarienne, dont les horaires se chevauchent aux quatre coins du Canton. Une panne de voiture, que dis-je, un simple bouchon autoroutier, une grippette, une séance qui se prolonge, et le flux se transforme en un flot tourbillonnant qui vous enveloppe et vous submerge.

Dans l’industrie, le système du flux tendu vise la fabrication d’un produit et sa livraison dans les délais. Quels que soient ses défauts, il offre un but identifié, une fin constatable et, peut-être, la possibilité de reprendre son souffle. Transposé dans la vie de tous les jours, il devient une fuite en avant éperdue, frénétiquement tendue vers nul but.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: