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La Plateforme: une tour d’horizon du capitalisme

Simon Laufer
La Nation n° 2148 8 mai 2020

Enfermé chez moi, je cherche désespérément une activité pour justifier mon retard désormais important à l’université. Ce n’est pas faute d’avoir essayé: livres, films, tours à vélo, sieste, rangement, etc. Le retard est tel que je commence à éprouver des remords… décidément je n’aime pas travailler chez moi. J’essaye de m’y mettre tant bien que mal, mais rapidement mon esprit divague et je me remets à penser à ce film dont les médias parlent en ce moment… comment s’appelle-t-il déjà? Ouf! Quarante minutes se sont déjà envolées, je dois vraiment m’y mettre. J’ouvre le fichier PDF, dont l’austérité n’a d’égale que l’absurde longueur, et commence à avancer dans ma lecture. La Plateforme! C’était ça, je m’en souviens. C’est bon, j’ai mon excuse, quel dommage, moi qui voulais tant travailler… Contraint et forcé à déguster ce petit ovni hispanique, le confinement est décidément sans pitié.

Le film suit Goreng, un individu placé en détention dans une tour vertigineuse. Les cellules se superposent et sont reliées par une fosse rectangulaire traversant tous les niveaux. Chaque mois, les prisonniers sont redistribués au hasard dans les étages de la tour. Enfin, une plateforme traverse quotidiennement les paliers de haut en bas afin de nourrir tout le monde. Cependant les premiers détenus, face à une plateforme pleine à craquer de délicieux plats, ne se privent pas et dépassent allégrement les rations pensées pour chaque prisonnier. Les derniers niveaux, privés de leurs rations pour le mois, sont contraints au cannibalisme le plus cauchemardesque avant la prochaine redistribution. Tous, à la limite entre la vie et la mort, mais certainement en enfer, ne prient que pour une chose: ne pas se réveiller en bas au prochain brassage. 

La Plateforme est portée par une mise en scène efficace, offrant même quelques plans d’une beauté indéniable, malgré un budget très limité. Les performances d’acteurs ne sont d’ailleurs pas en reste. Néanmoins, si le film brille par ses caractéristiques techniques, il est d’abord reconnu pour sa manière d’aborder la lutte des classes.

El hoyo, selon le titre de la version originale, adopte une vision caricaturée du capitalisme sous la forme d’une tour dont les étages sont les classes sociales. La plateforme représente les différentes sources de pouvoir dont disposent les hommes (argent, matières premières, etc.). Ainsi le sordide appétit des plus hauts placés, dont le niveau a été attribué par le hasard, rend la vie insoutenable pour les derniers servis. Goreng rencontrera différents compagnons de cellules au cours de son périple. Tous, à l’image de la tour, sont une facette de la société. L’un d’eux représente le citoyen ayant totalement assimilé le modèle économique imposé, se goinfrant pour sa survie et n’hésitant pas à sacrifier ses congénères. Un autre, incapable de supporter ce milieu, s’accrochera tant bien que mal à ses utopies avant de retomber.

Le projet derrière cette tour est de voir si ses occupants développent spontanément une forme de solidarité nécessaire à leur survie collective. Si chaque hôte ne consomme que l’indispensable, sa stricte ration, tous peuvent subsister dans ce milieu. A cet égard, le parallèle avec notre mode de vie trouve ses limites et la critique perd sa substance. La nature n’a pas été pensée pour produire, selon un schéma cartésien, quasi mathématique, l’exacte quantité de ressources nécessaire pour chaque individu. Néanmoins, et contre toute attente, la solidarité n’apparaît pas de manière spontanée. La Plateforme va plus loin en faisant de Goreng une figure christique (il est d’ailleurs nommé «le messie» à différentes reprises). En effet, ce dernier est le seul à être volontairement entré dans ce lieu et comprend la nécessité de se débarrasser du modèle de survie qu’avaient adopté les hôtes de cette tour infernale. Abandonnant son étage du haut de la tour, il descendra jusqu’au dernier échelon en traversant l’enfer de la réalité, allant jusqu’à se sacrifier pour sauver l’«Humanité».

La Plateforme n’est pas exempte de défauts et son propos perd à certains égards de sa pertinence. Néanmoins, l’expérience reste rafraîchissante et propose certaines idées ingénieuses. Enfin, peut-être est-il préférable de prévenir le lecteur que ce film met en scène une violence crue et laisse peu de doute quant à la destinée abrupte, sinon sordide, de certains personnages. Ames sensibles s’abstenir.

Me voilà calmé et enfin disposé à travailler. Cette petite escapade en prison, remettant mon confinement en perspective, m’a donné envie d’être productif. Le fichier PDF semble d’ailleurs moins long que tout à l’heure. Mais maintenant que j’y pense, La Plateforme me rappelle cet autre film de Bong Joon-Ho, qui est d’ailleurs dans ma bibliothèque… comment s’appelle-t-il déjà?

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