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Mystique du milliard

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2151 19 juin 2020

En septembre 2011, la Banque nationale suisse décida d’acheter autant d’euros qu’il faudrait pour maintenir un taux plancher de 1,20 franc pour 1 euro. Cette stratégie d’achat «illimité» porta sur plusieurs centaines de milliards d’euros et désinhiba définitivement les Suisses en matière de grands nombres. A preuve, ils ne haussèrent pas seulement le sourcil quand le Conseil fédéral débloqua un fond de dix milliards de francs d’aide à l’économie, lequel passa rapidement à vingt milliards, puis à quarante, soit environ 54% du budget fédéral annuel. Avec les compléments votés par les Chambres et les aides des cantons et des communes, il paraît qu’on arrive à cent milliards.

En avril dernier, l’Union européenne engagea 540 milliards d’euros dans la lutte contre les dégâts économiques du virus. Ce montant, qui gonfle continuellement (on parle aujourd’hui de 750 milliards), s’additionne aux plusieurs milliers de milliards d’euros qu’elle a déjà produits pour «monétariser» les dettes publiques les plus pourries de ses membres.

Pour le commun du peuple, des médias et des politiques – sans parler du soussigné –, ces milliards sont une pure abstraction. Ils glissent sur la réalité. Quand une journaliste affirme, sur le ton désinvolte de l’évidence, que la Confédération devra mettre encore «dix à quinze milliards de plus», elle n’est manifestement pas consciente du fait qu’elle évoque une différence de plus ou moins cinquante millions de billets de cent francs, c’est-à-dire l’équivalent d’une dépense horaire de Fr. 11’415,50, vingt-quatre heures par jour et tous les jours de l’année durant cinquante ans.

Non sans quelque remord, on finit par accepter l’inexhaustibilité de cette corne d’abondance à milliards: après tout, tout le monde le fait! Et puis, le milliard est confortable: il «assouplit quantitativement» (quantitative easing) des faits trop têtus, une réalité trop intriquée dans le temps, le lieu et la logique, des dettes trop impossibles à rembourser.

Et quand le président Trump met 2200 milliards sur la table, on ne demande plus où diable il a bien pu dénicher cette pile chancelante de 2200 kilomètres de billets de cent dollars. On demande plutôt, sachant que la dette américaine dépasse déjà les  22’000 milliards de dollars: «Pourquoi si peu? Pourquoi pas 220’000 milliards (soit à peu près l’ensemble de la dette mondiale), histoire de mettre tous les Américains au large?» Qu’est-ce qu’on risque? on n’est pas plus noyé sous les 10’984 mètres d’eau des Mariannes qu’au fond de sa piscine.

«Mille milliards de mille sabords»: Archibald Haddock, capitaine au long cours, nous a préparés dès notre enfance à cet univers du milliard où le bon sens et le sens des proportions n’ont plus cours. Jugez plutôt. La Licorne, «fier vaisseau de troisième rang» (d’aucuns disent «quatrième»), était percée de cinquante sabords (un étage de treize et un autre de douze à bâbord, autant à tribord). Admettons que la distance entre deux sabords, centre à centre, est de 3,50 m. Pour héberger mille milliards de mille sabords (1015 sabords), il faut construire une Licorne de 909’999’999'999,993 kilomètres de long, sans compter la chaloupe d’arrière et la figure de proue immortalisée par Hergé, soit, à vol de mouette, 2’275’000 fois le tour, à l’équateur (40’075 km), de notre globe terraqué. Admettons encore, par commodité, que l’abstraite ligne équinoxiale mesure cent kilomètres de large et que le vaisseau ait besoin d’une largeur de 20 mètres, compte tenu d’une gîte maximale de 6° et des sinuosités imprévisibles d’une conduite possiblement rhumée. Cela nous permet d’aligner 5000 tours du monde en parallèle. Mais ce n’est que la première couche. Il en faudra encore 4541 avant de passer au baptême et au lancement. Admettons encore que le voilier mesure cinquante mètres de la quille à la hune, cela nous amène à 227,074 kilomètres de hauteur, soit 25,664 fois l’altitude de l’Everest1, ce qui exile la vigie bien au-delà de la stratosphère2.

Et dans cet air raréfié, l’idée commune qu’une augmentation de la masse monétaire non couplée à une augmentation correspondante des biens de consommation engendre de l’inflation, eh bien, cette idée perd toute pertinence. Ce qui est bon pour le million ne l’est plus au niveau cosmique du milliard, lequel ne saurait se plier aux rigueurs mesquines de l’économie de marché.

Paradis des accrocs du Monopoly en temps réel, rêve éveillé des économistes monétaro-simiesques, thébaïde exterritorialisée des banquiers de haut vol, source inépuisable d’inspiration pour le candidat généreux de l’argent des autres, ultime refuge helvétique des dictateurs banqueroutiers, le milliard offre aussi, par voie de comparaison, une consolation à l’entrepreneur failli de seulement quelques petits millions de rien du tout.

L’esprit d’escalier nous amène à évoquer le «milliard des congrégations», sur lequel la gauche laïque et les francs-maçons fantasmèrent tant et si bien qu’ils finirent par s’en emparer scélératement au début du siècle passé. En train d’énergie, on peut même relire Cent mille milliards de poèmes, l’ouvrage combinatoire de Raymond Queneau, sorti en 1961 chez Gallimard, qui nous promet deux cents millions d’années de lecture continue.

Le milliard, enfin, est le recours privilégié des apologètes mécréants. De même que les milliards de francs s’auto-créent en permanence dans les serveurs souterrains des banques centrales, de même l’univers s’auto-crée depuis 13,7 milliards d’années, inlassablement, par le jeu de millions de milliards de chocs aléatoires entre des millions de milliards de particules élémentaires sur une étendue de millions de milliards d’années-lumière. A ce niveau quantitatif, on n’a plus besoin de l’ «hypothèse» divine. Ces nombres sont si démesurément hors de nos facultés de représentation qu’ils en acquièrent de soi une sorte de transcendance physico-chimique.

Et c’est ainsi que le hasard, hypostasié par le milliard, a engendré tout l’ordre de l’univers, de l’électron errant des premières nanosecondes au tableau périodique des éléments, du parcours harmonieux des astres à la reptation enfiévrée du virus couronné, de la musique des sphères au couinement humide de la chauve-souris, de la lave originelle à l’homo sapiens sapiens et au pangolin mal cuit.

Oui, dans le monde du milliard, un être peut même devenir en acte ce qu’il n’était pas en puissance. On a inventé un terme pour cela, lequel fait frémir tout philosophe aristotélicien digne de ce nom, celui de propriété émergente. Pas de panique, cependant: il est probable que cette notion ne soit qu’une variante moderne de l’antique et controversée théorie de la génération spontanée, le milieu étant ici le milliard. Mais nous sortons de notre sujet, ce qui, avouons-le, n’était, pourtant, pas facile.

Laissons là ces spéculations hasardeuses pour terminer sur celles plus hasardeuses encore des banques centrales et des finances étatiques postvirales! Seule à l’oser, La Nation pose la question: et s’il existait un mur de Planck de la création monétaire, une masse critico-apocalyptique à partir de laquelle ce monstrueux entassement de vide ne pourrait qu’imploser, comme une étoile en bout de course, gouffre noir aspirant dans un ultime et affreux sifflement (big bad last whistle) toute l’économie du monde, ses producteurs, ses consommateurs, ses spéculateurs et la planche à billets?

Notes:

1  En réalité, chaque couche est plus longue que la précédente. Nous n’en avons pas tenu compte, pour éviter de recourir à une équation du second degré hors de notre portée. Le fait est que c’est négligeable: avec 4471 couches au lieu de 4541 et 223,5 kilomètres à la place de 227 (soit 25,2 fois l’Everest), nous restons dans la même zone.

2  Au lieu de citer Les Bijoux de la Castafiore (p. 19, case 11, notamment), nous aurions pu prendre Coke en Stock (dernière page, case 1), où le descendant du chevalier François de Hadoque rugit: «Mille milliards de mille millions de mille sabords». Le lecteur qui calculera au mètre près la longueur du voilier susceptible de porter ces 1024 sabords gagnera un abonnement d’un an à La Nation, au bénéfice d’un tiers.

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