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Retour de Valeyres

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2155 14 août 2020

Le virus n’a pas empêché notre camp annuel de Valeyres. On peut même penser que les menaces d’une mise en quarantaine au retour de vacances à l’étranger en ont incité plus d’un à passer deux semaines avec nous dans les Alpes plutôt que sur les plages. Pas moins de neuf personnes ont suivi la totalité du camp. Plusieurs autres sont restés dix jours, une semaine, un week-end ou le temps d’une visite. Comme d’habitude, les matinées sont consacrées au travail physique, sur les pentes et sentiers plus ou moins bourbeux d’Ormont-Dessus, la commune qui nous accueille. Comme d’habitude, chaque journée est encadrée par deux offices liturgiques œcuméniques priés matin et soir. Ce bref moment remet chaque chose à sa place.

Comme d’habitude encore, chaque participant a présenté un sujet qui lui tenait à cœur, «petit sujet» de l’après-midi ou «grand sujet» du soir. Parmi les grands sujets, on nous a montré, en deux soirs, l’étroite relation qui existe entre l’écologie et le fédéralisme, lequel préserve les vingt-six biotopes cantonaux qui sont les milieux naturels – historiques et territoriaux – des Suisses. Nous avons discuté durant deux autres soirs de la manière d’aborder les œuvres d’art, en particulier du drame de l’artiste contemporain, qui ne dispose plus d’un langage commun pour s’exprimer et qui, contraint de se créer le sien, rend forcément plus difficile l’accès à son œuvre. Un théologien érudit nous a présenté Carl Gustave Jung, sa vie et sa pensée. Toujours dans l’écologie, les ouvrages de trois climato-pessimistes ont occupé trois soirs: La cité perverse, de Dany-Robert Dufour, De la disruption, de Bernard Stiegler, Où atterrir?, de Bruno Latour; nous avons noté la croissance folle de la technique, de la concurrence et de la consommation, avec des sauts du local au global et retour, déterminant une perte de maîtrise globale persillée de maîtrises particulières. Le premier vendredi soir, un savant jeune cinéphile nous expliqua, s’appuyant sur de nombreux extraits, les nombreuses manières de mettre la folie en scène au cinéma. Le dernier soir fut consacré à Johannes Althusius, considéré généralement comme le premier penseur du fédéralisme, et qui est peut-être plutôt celui du principe ambigu de subsidiarité.

Pour le premier petit sujet, une jeune enseignante nous a parlé de l’ «école inclusive». Il s’agit de l’incorporation dans l’enseignement ordinaire d’enfants handicapés mentalement ou physiquement. Le but est de les socialiser aussi bien que possible, mais, comme le Département agit dans une perspective abstraitement égalitaire, il arrive qu’il force la réalité au-delà de ce qui est bien pour tous; cette conception se heurte de surcroît aux limites des finances cantonales, des locaux existants et des capacités des enseignants. Un autre participant a évoqué, exemples musicaux à l’appui, le blues et sa mythologie. Ecologie encore, un nouveau venu a examiné l’éco-compatibilité du libéralisme. Sous le titre «Connaissance et croyance», un autre jeune nous a proposé un survol du relativisme en matière philosophique. «Dans la boîte à outils d’Aristote»: un libraire philosophe nous a détaillé ces outils fondamentaux de la pensée que sont des couples de notions comme puissance et acte, forme et matière, substance et accident; l’étonnant est que tout homme recourt continuellement à ces notions complexes sans même y penser. Un historien a évoqué les pandémies qui ont frappé le Canton de Vaud, et surtout ses voisins, au XIXe siècle. Deux sujets chinois, la politique de l’enfant unique et la place des chrétiens dans l’empire du Milieu. On a encore parlé de Jacques Chessex, du style et de l’homme, ainsi que de Gustave Klimt avec le mouvement de la Sécession viennoise. Enfin, nous avons appris le rôle important, quoique discret, que jouent les cookies dans toutes nos navigations sur le web.

La seule énumération de tant de sujets et problèmes, si divers et si importants, éloigne toute tentation de s’en remettre à une idéologie simple qui aurait définitivement réponse à tout. A Valeyres, ce qu’on découvre ce sont, parfois, de tout petits éclats de vérité, qui se font jour au détour d’une conversation. Mais le moindre de ces éclats apparaît alors comme une victoire.

On se rend vite compte que, pour être autre chose qu’un patchwork de monologues, la discussion demande pas mal de discipline, et, pour commencer, de ne pas couper la parole et de ne pas parler trop longtemps; intégrer ses interventions au déroulement de la discussion, de manière à éviter de produire ces aérolithes venus de nulle part qui brisent la tension du dialogue; ne pas donner des explications trop générales – genre «c’est l’individualisme croissant de la société», «c’est la déchristianisation de l’Europe moderne», «c’est l’obsession du fric» – qui ont sans doute leur part de vérité, mais ne dessinent aucune ligne causale stricte et contraignante pour l’esprit. Ajoutons à cela une certaine distance, un certain sens des proportions et une certaine bonne volonté dans l’interprétation de ce qui est dit.

La plupart des participants ont aujourd’hui repris leurs activités. Le sentiment de vide qui suit souvent le camp de Valeyres s’est dissous dans la vie ordinaire. Certains seront désireux de continuer l’effort, de participer à nos activités, voire de prendre le risque, modéré, d’écrire dans La Nation. D’autres attendront un autre Valeyres avant de se décider. Certains garderont peut-être leurs distances. A tous, nous sommes vivement reconnaissants d’avoir accepté de vivre en communauté et contribué à la vie du camp durant ces deux semaines.

Ce fut, de l’avis général, «un bon Valeyres».

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