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L'Europe de la revendication

Pierre-Gabriel Bieri
La Nation n° 1892 2 juillet 2010
La banque privée Wegelin & Co. publie chaque mois un «commentaire d'investissement» expliquant l'un ou l'autre aspect de l'actualité financière, dans une optique de réflexion générale qui dépasse largement la seule analyse financière. Ces articles, rédigés par le directeur Konrad Hummler et fort soigneusement traduits en français, ne craignent pas d'affirmer des idées tranchées, tout en laissant parfois deviner avec bonheur quelque imperceptible pointe d'humour. La plupart du temps, leur lecture est accessible à un public de non-initiés. Ces commentaires d'investissement sont accessibles gratuitement sur le site internet www.wegelin.ch (rubrique «Médias», «Commentaires d'investissement»).

Le commentaire n° 270, paru le 3 mai dernier sous le titre «La malédiction de la garantie», traite de la crise grecque qui s'est transformée en une crise européenne. Selon l'auteur, deux conceptions s'affrontent: l'une cherche à «étouffer l'incendie» à coups de colossaux programmes d'aide et de garantie, avec le risque que le foyer ne soit pas éteint, que le feu reprenne ensuite de plus belle et que les moyens dépensés l'aient été en pure perte; l'autre préférerait laisser jouer les règles du marché, considérant qu'un assainissement même douloureux constitue la seule véritable solution à moyen terme.

C'est dans ce contexte, sous un intertitre libellé «Question d’idéologie», que l'on peut lire les lignes qui suivent:

[…] Le pendant d’une garantie quelle qu’elle soit est la «revendication», et l’Europe est un continent où l’on revendique. Du berceau jusqu’au tombeau. Quand les parents ne peuvent ou ne veulent pas s’occuper de leurs enfants, ils ont droit à une place dans une crèche, évidemment bon marché ou même gratuite. En tant que jeune chômeur, on perçoit une plus grosse indemnité que si l’on travaillait, le cas échéant un peu en dehors de son métier. Si par chance, on possède un emploi, alors on a évidemment droit à cinq semaines de vacances au moins, à un salaire minimum et à un temps de travail hebdomadaire limité. La défense des consommateurs, qui ne cesse de gagner du terrain, est elle aussi étroitement liée à cet esprit de revendication: la garantie matérielle ou juridique est de plus en plus perçue non pas comme une affaire entre partenaires contractuels mais comme une tâche publique. Le droit à une médecine de pointe et aux frais de la princesse passe également pour une évidence. D’après le New York Times, il y aurait en Grèce plus de 580 professions répertoriées comme «dangereuses» par le législateur et justifiant une retraite à 50 ans pour les femmes et à 55 ans pour les hommes. Parmi ces «professions à risque», on retrouve notamment la coiffeuse pour dames, en raison des produits chimiques manipulés en salon, et le tromboniste, menacé de reflux gastro-oesophagien à force de faire vibrer son instrument. En France, le président Sarkozy a engagé des démarches prudentes afin de discuter d’une élévation de l’âge de la retraite à 60 ans avec les syndicats, entreprise périlleuse quand on sait la place que le droit à la retraite occupe dans l’Hexagone! Seule l’idée de s’attaquer à la durée du travail hebdomadaire pourrait s’avérer plus périlleuse encore. Dernier exemple, lorsque des voyageurs suisses se retrouvent bloqués en Egypte par la faute du nuage volcanique islandais, ils se mettent à réclamer haut et fort – autrement dit par le biais de médias complaisants – une compensation des pouvoirs publics.

La revendication à l’égard de la collectivité est devenue une religion de substitution en Europe. Jusqu’ici, rares sont apparemment ceux qui ont intégré le fait que cette collectivité ne saurait être plus performante que la somme des performances des différents «revendicateurs». Le zeitgeist européen ne veut reconnaître ni le revers de fortune et la déveine, ni le succès et la chance, et celui qui est enclin et apte à performer suscite la jalousie. Le passé hellénique et sa mythologie dans laquelle l’Orestie proclamait l’inéluctabilité du malheur sont bien loin; et bien loin aussi l’Ancien Testament et l’histoire de Job, dans laquelle le malheur frappe les innocents et où les coupables peuvent triompher. L’Europe a perdu ses racines historiques. Elle se complaît dans l’orgueil de la faisabilité et se heurte à présent aux limites de l’homme et de l’institution.

L'analyse de M. Konrad Hummler rejoint la nôtre.

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