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Irréelle volonté générale

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1915 20 mai 2011
Dans le prolongement de notre «Entretien du mercredi» consacré à la démocratie, nous proposons à nos lecteurs quelques remarques sur l’un des fondements du régime démocratique, la notion de volonté générale. Jean- Jacques Rousseau en a établi les principes dans une intention et selon un plan déterminés: pacifier la vie sociale en fusionnant la liberté individuelle et l’intérêt général.

Selon l’habitude des penseurs de son temps, Rousseau commence par décrire un état de nature antérieur à la société, dans lequel chaque individu jouit d’une liberté absolue et d’une paix parfaite. Dans un deuxième temps, Rousseau constate que cet individu n’est pas tout seul, qu’il en existe d’autres, formant une société où sévissent l’oppression et la corruption. Chacun se rappelle la formule du premier chapitre du Contrat social: «L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.»

Le problème politique fondamental est donc pour lui de préserver la liberté primordiale de l’individu tout en satisfaisant aux exigences de la vie en société. Comment concilier les deux? Comment «trouver, demande Rousseau au chapitre 6 du livre I du Contrat social, une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant»?

Sa solution est radicale: que chacun aliène l’entier de sa liberté individuelle à une entité unique, qui est la volonté de tous, la volonté générale. La volonté de tous s’appliquant semblablement à tous, personne n’exercera plus le moindre pouvoir sur autrui:

«[…] chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants: chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.»

Ce que Rousseau esquisse, c’est la perspective des régimes totalitaires, pour lesquels l’individu n’est qu’une cellule du corps social. Mais c’est un totalitarisme doux: Rousseau le voit plutôt comme une forme d’autogestion, si nous osons lui attribuer ce terme anachronique.

Pour que le mécanisme fonctionne, il faut que l’individu, devenu citoyen, se dépossède entièrement non seulement de sa liberté, mais aussi de sa capacité intérieure de jugement et sans doute même – le désir suscitant le besoin et le besoin se transformant rapidement en droit – de sa faculté de désirer. Il faut qu’il abdique toute personnalité, qu’il ne soit plus qu’une pièce de l’ensemble, se pliant sans réserve ni défiance à la volonté générale. Il n’obéit plus à autrui, mais uniquement à la loi, qui est aussi sa propre oeuvre.

Il y a quelque chose d’extravagant dans ce formalisme algébrique qui réduit le statut de l’être humain à celui d’un ectoplasme grégaire vaguement cérébré.

De fait, pour que la fusion soit pensable, Rousseau professe qu’il faut très peu de différences entre les citoyens:

«[…] D’ailleurs, que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement? Premièrement un Etat très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres; secondement une grande simplicité de moeurs qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions épineuses; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité; enfin peu ou point de luxe; car ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité; il ôte à l’Etat tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l’opinion.»1

Cette perspective est, très en gros, celle de la Landsgemeinde des cantons primitifs ou celle du conseil général des petites communes. C’est celle de la démocratie directe: toute décision politique fait l’objet d’une décision directe de l’entier du corps électoral.

L’expérience le montre, dès que la communauté politique atteint une certaine envergure et surtout une certaine complexité, dès que les décisions se multiplient, le débat public direct suivi de décisions immédiates devient impossible. C’est alors que le peuple souverain est appelé à élire ses représentants. Et ce sont eux qui exprimeront désormais la volonté générale. Cette démocratie indirecte, comme l’idée des partis qui lui est liée, n’est pas consubstantielle à la démocratie. Rousseau la rejette: l’individu ne saurait se dessaisir de sa capacité de contribuer à la formation de la volonté générale.

Il suffit qu’un seul avis contraire se fasse entendre pour qu’on ne puisse plus parler de volonté générale. Or, l’unanimité, possible dans les familles et parfois – rarement – dans les petits groupes sociaux quand il s’agit de sujets de peu d’importance, n’existe jamais sur le plan politique. Même dans les conseils des toutes petites communes, les avis divergent ou s’opposent souvent et la volonté générale peine à se former. En fait, quelle que soit la situation, l’être humain conserve toujours un minimum de liberté de jugement, d’autonomie et de quant-àsoi.

Cette résistance tout humaine à l’immersion intégrale des volontés individuelles dans la volonté collective fait que la volonté générale n’est au mieux que l’addition de l’ensemble des avis individuels quand, par exception, ils convergent. En d’autres termes, la volonté de l’Etat ne sera vraiment la volonté générale qu’en cas d’une unanimité quasi introuvable. On va vers le blocage!

Pour l’éviter, les Etats démocratiques ont réduit les exigences de Rousseau. Ils ont décidé que la moitié plus un des suffrages exprimerait suffisamment la volonté générale. Quand on y pense, cela n’a rien d’évident: pourquoi 51% des votants exprimeraient-ils mieux la volonté générale – qui ne vaut parce qu’elle est la volonté de tous – que la minorité de 49%? On se noie aussi bien sous quarante-neuf centimètres d’eau que sous cinquante et un. La volonté générale n’a de sens que si elle est unanime, puisque le «contrat social» qui la fonde a pour but la préservation de la liberté de chacun. Quarante- neuf pour cent de personnes évincées du contrat social et privées sans contrepartie de leur liberté, c’est tout de même un ratage important!

Certains pensent résoudre la question en arguant que chacun est appelé à faire partie tantôt d’une majorité tantôt d’une minorité. C’est vrai pour certains, pas pour tous ni toujours. Nous ne croyons pas qu’aux yeux idéalistes de Rousseau, cette alternance hasardeuse suffirait à justifier l’aliénation de l’individu à la volonté générale.

Et que faire si le mécanisme de la volonté générale, qui n’a de sens que s’il fonctionne parfaitement, échoue? Rousseau est formel, chacun se retire du jeu et retourne à l’état de nature: si l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté se voit le moins du monde modifiée, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprend «sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça».2

Autant dire que la société rousseauiste est mort-née. Encore pour naître et mourir faut-il exister un court instant, ce à quoi le montage fictif du contrat social est rigoureusement inapte. Mais les nations européennes y ont cru durant deux siècles et y croient encore.

 

NOTES:

1 Du Contrat social, livre III, chap. IV, GFFlammarion, Paris, 1992.

2 Idem.

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