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Ce qu’on a fait de nous

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1917 17 juin 2011
Les parents du petit, ou de la petite Storm Stocker ont «décidé de ne pas lui assigner un genre féminin ou masculin», nous apprend le quotidien 24 heures du 26 mai dernier. En d’autres termes, ce couple de Canadiens ne va pas révéler publiquement si Storm est un garçon ou une fille. Il s’agit, selon eux, de «favoriser son libre choix, dans un monde déjà très limité».

Cela nous a fait penser à un libéral Américain que nous avons connu, Chauncey Parker, troisième du nom. Il affirmait chaque fois qu’il en avait l’occasion qu’il éloignerait Chauncey Parker IV de la maison aussi tôt que possible, pour que celui-ci se fasse lui même et ne soit pas un «fils de riche». Une dame lui rétorqua une fois qu’il en serait de toute façon un, et qu’il serait plus intelligent de la part de son père d’essayer d’en faire un «bon fils de riche». Les Stocker ne veulent pas faire de Storm un «bon garçon» ou une «bonne fille».

Ils ont repris cette idée libérale que l’individu a le droit d’exercer une entière souveraineté sur tout ce qui le concerne pour autant que cela ne nuise pas à autrui. Le libéral ordinaire, c’est-à-dire bien élevé, respectueux des lois et des moeurs, accepte toutefois de sacrifier une part, certes aussi restreinte que possible, de sa liberté à certaines nécessités de la vie sociale. M. et Mme Stocker refusent cette concession. Ils placent la liberté individuelle au-dessus des moeurs, au-dessus même des évidences organiques.

L’enfant Storm choisira-t-il vraiment son genre en toute liberté? Subira-t-il moins de contraintes que le petit André, par exemple, auquel son père se réjouit de transmettre le costume et les pistolets de cow-boy qu’il avait reçus de ses parents pour son cinquième anniversaire, ou que la petite Sophie qui a volé le bâton de rouge de sa maman?

Examinons la question du point de vue jusqu’auboutiste des parents de Storm. Ceux-ci n’attentent-ils pas à sa liberté en lui imposant une langue maternelle au lieu de le laisser choisir à seize ans? Et pourquoi auraient-ils le droit exclusif d’être ses parents plutôt que d’autres? Ne conviendrait-il pas que Storm leur soit retiré au profit d’un panel tournant de parents désignés tous les six mois par le sort? Enfin, au nom de quoi ont-ils eu l’extravagante prétention de procréer, empêchant Storm de répondre lui-même ou elle-même à l’alternative fondamentale «être ou ne pas être»?

Concrètement, les différences organiques qui s’amplifient avec l’âge ne vont-elles pas, tout de même, diriger son choix? Quant aux livres d’enfants, si confits en épicénité soient-ils, ils conservent toujours des traces subreptices de différenciation des genres. Il faudra donc censurer sévèrement les lectures de Storm. Cela paraît d’ailleurs bien être le propos de M. et Mme Stocker, qui annoncent qu’il n’ira pas à l’école et qu’ils se chargeront eux-mêmes de son instruction. Leur volonté expérimentale et publicitaire évidente fait mal augurer de la liberté réelle qu’ils laisseront à leur enfant. Chaque fois qu’il semblera se plier à un «stéréotype» – terme polémique par lequel les féministes désignent la représentation du rôle et de la place des sexes dans une culture donnée –, ses parents interviendront pour le remettre sur le droit chemin. Storm pourra-t-il prouver sa bonne non-éducation autrement qu’en choisissant le contraire du stéréotype? Son chemin est encore plus balisé que celui d’André et de Sophie.

Storm souffrira surtout de la plus lourde contrainte qui soit, la contrainte par manque: manque de certitude quant à son identité personnelle, arbitrairement distinguée de son identité physiologique, manque de références sociales et morales à l’appui de ses choix, abandonnisme face à des parents défaillants, sentiment d’étrangeté par rapport aux enfants de son âge, isolement à l’égard de la communauté, pour laquelle le genre reste une donnée de nature que la culture peut préciser et développer, mais non pas décider.

On peut légitimement préférer, si lourdes et parfois sommaires soient-elles, les contraintes positives de l’éducation ordinaire, qui nous enseignent au moins une conception générale de la réalité, un cadre orientant nos actions et, par la maîtrise du langage, les moyens d’en faire la critique.

La liberté ne se trouve pas dans une impossible absence de contraintes. Elle se trouve dans notre capacité de prendre une distance par rapport à elles. Cette distance nous permet de juger une situation concrète, de prendre la décision la meilleure et de passer à l’acte. Là est la liberté. Comme le dit excellemment Jean-Paul Sartre dans Saint Genet, comédien et martyr1: «L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous.» Le problème de Storm, c’est que justement, ses parents ne veulent rien faire de lui… sinon un cobaye pédagogique.

Souhaitons à Storm d’avoir suffisamment le sens de la liberté pour transgresser de toutes les façons extrémisme libertaire auquel ses absurdes parents prétendent le contraindre.

 

NOTES:

1 Gallimard, 1952.

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