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La liberté par ceux qui en causent

Jacques Perrin
La Nation n° 1923 9 septembre 2011
En méditant sur le libéralisme, nous butons sur le mot «liberté». Nous avons pourtant tous une idée de ce qu’est la liberté: une puissance d’agir, capable de renverser les obstacles nous empêchant d’atteindre nos buts. C’est aussi le fait de n’être soumis à personne, de ne pas être esclave. Ces ébauches ne suffisent pas. Il faut enquêter pour savoir ce qui se dit de la liberté.

Le 18 août, L’Hebdo a organisé un débat sur la liberté comme thème de campagne électorale; M. Antonio Hodgers, un Vert genevois, M. Olivier Meuwly, radical vaudois et M. Fathi Derder, libéral, sont intervenus. Que tirer des réflexions de ces trois personnes?

Bien qu’engagées en politique, elles ne s’intéressent pas à la liberté entendue comme autonomie des communautés (Vaud, Genève et la Confédération) auxquelles elles appartiennent. A leurs yeux, la liberté est celle des individus. Un individu libre fait «ce qu’il veut quand il veut». Très vite, elles se heurtent au problème de savoir comment concilier les libertés des individus avec le fait que le bien de ceux-ci ne se dissocie pas de celui de la communauté où ils vivent.

Libéral impeccable, M. Derder pense que «le bonheur collectif ne se planifie pas, il est la somme des bonheurs individuels».

M. Hodgers conteste ce point de vue, sans toutefois, il faut le souligner, délaisser la conception individualiste. Le «libertarisme» vert consiste dans «l’autogestion des individus». Ceux-ci s’émancipent eux-mêmes, puis créent des «réseaux», des «associations», des «coopératives». Ils ne restent pas enfermés dans leur moi «capricieux»: «Au bout d’un moment, ils se projettent collectivement», dit M. Hodgers. Comment s’opère cette «projection»? Comment saute-t-on, «à un moment», de l’individu à la collectivité? Mystère…

M. Meuwly et M. Hodgers semblent craindre les débordements auxquels s’exposeraient les individus laissés à eux-mêmes. «La liberté des libéraux, c’est la plus grande liberté possible, d’abord sur le plan économique. Mais ils ne peuvent être anarchistes, donc accepter spontanément le chaos», remarque M. Meuwly. M. Derder, progressiste affiché, ne croit pas que «l’homme soit fondamentalement mauvais». La liberté est tempérée par «l’éthique de la responsabilité». Il faut avoir confiance dans les gens, sinon on tombe dans le système de «régulation» et de «surveillance» que M. Derder abhorre.

Entre la liberté individuelle et l’Etat, national pour M. Meuwly, mondial pour MM. Derder et Hodgers (sous prétexte que la nation paralyserait les échanges ou serait impuissante à lutter contre les menaces écologiques forcément transfrontalières…), il n’y a rien, aucune communauté intermédiaire. Chacun des trois interlocuteurs s’escrime donc à déterminer à quelles conditions l’Etat pourra contenir les libertés individuelles dans de justes limites.

Pour M. Derder, la limitation s’opère spontanément grâce au sens des responsabilités des individus et surtout à leur souci de l’«excellence». M. Derder aime ce mot à la mode. On peut admettre en effet que si chacun use de sa liberté pour viser la perfection, quelle que soit la tâche qu’il s’est fixée, il peut en résulter une certaine harmonie sociale. «L’excellence est une réalité concrète. En Suisse, nous avons une société libérale de l’excellence», dit M. Derder. Encore faut-il savoir en chaque domaine ce que recouvre cette «excellence» et à quelles conditions elle s’obtient.

M. Meuwly pense que pour éviter l’anarchie, un ordre se met en place. Comment? Grâce à qui? Il semble qu’on ait encore affaire à une spontanéité pure. M. Meuwly affirme la nécessité des lois et de l’Etat. Cela lui pose un cas de conscience: jusqu’à quel moment doit-on empêcher l’Etat d’«empiéter» sur la liberté pour créer l’ordre?

M. Meuwly a-t-il raison de dire que l’ordre «se crée», que la liberté est première et qu’elle se déploie anarchiquement si l’Etat (qui est-ce?) ne lui met pas des obstacles?

M. Hodgers hésite moins. Il existe un bien fondamental: l’environnement. Tout homme «responsable devant les générations futures et les populations du Sud» doit participer à sa protection. Si chacun choisit la voiture pour circuler, il en résulte des nuisances pour tous: «Un bouchon n’est que la somme des libertés individuelles de choisir la voiture.» Seul l’Etat coercitif est en mesure de mettre de l’ordre dans les choix individuels. Un régime libéral n’est pas approprié. Il l’aurait été autrefois, du temps du «libéralisme classique», «plus humaniste», «avec des entreprises familiales sur la durée, dotées d’une éthique souvent protestante», «mais cela s’est malheureusement trop souvent perdu aujourd’hui».

Il est remarquable qu’un jeune Vert moderne soit nostalgique de l’entreprise familiale transmise de génération en génération et de l’apport moral du protestantisme!

M. Meuwly dit à peu près la même chose en signalant que l’ancien libéralisme bourgeois était lié non seulement à l’économie de marché, mais aussi à «l’armée, aux valeurs patriotiques».

Autrement dit, le libéralisme est vivable si la patrie, l’armée, la religion et la petite entreprise familiale contrebalancent l’idéologie des droits de l’individu.

A y regarder de près, les trois interlocuteurs ne divergent que sur les détails d’exécution. M. Hodgers annonce: «Fathi Derder, si vous êtes cohérent, vous allez le plus souvent voter avec nous.» Cette prédiction se révélera sans doute exacte car nos trois compères partagent le même individualisme de principe et vivent dans un monde où la liberté paraît une évidence. M. Hodgers affirme: «La notion de liberté est aujourd’hui défendue de manière universelle.» Tout le monde se réclame de la liberté, chacun veut commercer, s’exprimer, se déplacer ou voter librement, chacun revendique ses droits.

Cependant MM. Hodgers, Meuwly et Derder sentent confusément que cette évidence n’est pas si solide. La liberté ne constitue pas tout le bonheur. A quoi bon s’exprimer si on n’a rien à dire, se déplacer si on ne sait où aller, commercer si on ne fabrique plus rien, ou voter pour des candidats tous semblables? Tous les trois cherchent à donner un contenu aux libertés individuelles au nom de biens communs. Ils entrevoient que les lois, la nation, la force armée, les moeurs, la nature, voire le souci de l’excellence, n’entravent pas la liberté, mais la soutiennent. La liberté, pour être effective, est guidée par des fins différentes d’elle-même.

Afin de nous éclairer mieux, nous devrions nous adresser à des personnes pour qui la liberté ne va pas de soi. La dictature en Argentine a emprisonné les parents de M. Hodgers, son père a disparu et sa mère doit l’avoir instruit sur ce que signifie «être privé de liberté». Il ne nous transmet pas ce témoignage, mais d’autres gens pourraient parler de la liberté avec pertinence, tout simplement parce qu’un jour, ils l’ont perdue.

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