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L’homme et la guerre

Lars Klawonn
La Nation n° 2042 15 avril 2016

La théorie du progrès voudrait faire croire que l’humanité construit quelque chose, qu’elle avance, que l’histoire ne se répète pas et que la paix universelle formera l’expression ultime de la civilisation.

Pour la grotesque armada des gaucho-pacifistes, justifier la guerre, c’est justifier l’horreur et la barbarie. Désormais toute guerre sera par essence considérée comme «un crime contre l’humanité». Or Richard Millet1 ne la justifie ni ne la condamne. Là réside son crime. Ce que l’intellectuel moderne moralisateur et pacifiste ne comprend pas, et ne veut pas comprendre, c’est que, par nature, l’homme est en guerre. Elle est l’état habituel du genre humain. Batailles militaires, économiques, scientifiques, commerciales, batailles d’idées aussi. La paix n’est jamais qu’un répit durement négocié plus ou moins court entre deux guerres.

Cependant, la guerre devient indéfendable. Au mieux, c’est un mal nécessaire. Elle n’est de loin pas la seule cause indéfendable, c’est-à-dire tenue pour perdue, durement stigmatisée ou carrément rendue inaudible, donc tabouisée par les médias en majeure partie gauchistes. Le patriotisme figure aussi sur cette liste noire au même titre que la peine de mort ou le célibat.

Le livre de Richard Millet n’est pas un essai sur la guerre. C’est un récit qu’on peut qualifier d’autobiographique. Ce n’est pas la première fois que l’écrivain évoque le sujet. Il l’a déjà fait dans L’invention du corps de saint Marc (1983), son premier roman, puis dans La Confession négative (2009), mais en utilisant un double romanesque. Cette fois-ci, il renonce à la fiction pour dire, comme il l’explique, ce qu’il n’a pas dit encore sur la guerre afin de faire comprendre au lecteur comment elle l’a fait accéder pleinement à lui-même en le faisant sortir de sa «forteresse intérieure».

Richard Millet a passé une partie de son enfance à Beyrouth où il s’est bagarré avec des musulmans dans les rues avant de les côtoyer au lycée franco-libanais, «où se mêlaient toutes les religions et les nationalités», et de suivre des cours d’arabe. Après la guerre des Six Jours, sa famille s’installe en France. Il revient au Liban en 1975, en pleine guerre civile, pour combattre aux côtés des chrétiens libanais contre les partisans de l’Organisation de libération de la Palestine qui, suite à la guerre des Six Jours, s’étaient établis au Liban.

La force de son récit tient au fait que son auteur puise dans son expérience d’engagé. Il rend témoignage du quotidien de la guerre, l’attente, les déplacements, les prières, les combats, en tissant des liens avec l’écriture et l’enfance, les lieux de batailles dans les rues de Beyrouth ayant aussi été les lieux de son enfance. Il écrit: «A vingt-deux ans, ma jeunesse n’avait été qu’une manière d’être séparé de moi: la guerre du Liban me permettait d’enjamber un gouffre.»

Lire à profit Tuer suppose l’acceptation de la guerre en tant que réalité humaine et le fait qu’elle ne se résume pas à son atrocité réelle et tout a fait évidente, c’est-à-dire indiscutable, puisque, comme l’explique Millet, «tout y est possible, le pire comme l’extase, la joie autant que l’épouvante. L’horreur, la cruauté, ou la bienveillance.» Vivant dans la proximité de la mort et de la vitesse avec laquelle elle peut surgir, les combattants s’adonnent à la routine de la guerre, qui n’est pas celle de la vie normale. Vivre ou mourir devient interchangeable, ça n’a plus d’importance. Seuls comptent le combat, la haine et la volonté de tuer.

L’ennemi reste invisible. Il n’a pas de visage. Il est une abstraction, sinon comment le haïr? Ce qui arrive lorsque l’ennemi surgit brusquement sous la forme d’un jeune Palestinien qui plante son regard dans le sien, Millet le décrit dans une scène qui littéralement suffoque. Il y est question de la difficulté qu’il éprouve de le tuer, car il le fallait, parce que tout à coup, l’ennemi a un visage, il a une langue, il devient un être humain comme lui, il éprouve des sentiments. C’est un combattant comme lui, un semblable, un frère. Blessé, il souffre, et il implore son ennemi d’abréger ses souffrances. C’est précisément cette demande si humaine, si compréhensible sans qu’il soit nécessaire de l’expliciter, qui fait que tuer devient si difficile pour le soldat.

Ce qui frappe le plus chez Millet, c’est qu’il exprime le côté jubilatoire et exultant du combat et des tueries en le comparant à l’amour, à la foi et à l’écriture, sans tomber ni dans l’apologie de la guerre ni dans l’obscénité. Il est crédible parce qu’il raconte ce qu’il a vécu et rien d’autre. Son récit n’aspire à rien d’autre qu’à dire la vérité de la guerre du point de vue de l’ancien combattant qu’il était. Aucune espèce d’idéologie n’y interfère. Il assume complètement la nature même de l’humanité et se garde bien de nous dire ce qu’il faut penser, si la guerre est bonne ou mauvaise. C’est bien cela qui est proprement insupportable à ceux qui veulent abolir la guerre, aux beaux esprits et sauveurs de l’humanité pétris de non-violence et de bons sentiments.

Tuer est le récit d’un homme ineffaçablement marqué par la guerre. Mais au lieu de le condamner, il en parle comme d’une chose bénéfique à l’homme, d’un épanouissement de sa personne. L’écrivain nous surprend et nous intrigue quand il dit: «Je combattais aussi pour être écrivain: la guerre était en fin de compte, par sa dimension mystique, bien plus que sacrée, la continuation d’une expérience intérieure, c’est-à-dire littéraire, avec ce que la littérature suppose d’espérance et d’ouverture au divin qu’on rencontre rarement chez les écrivains, aujourd’hui.»

Ce petit livre par sa taille est assurément un des meilleurs récits de guerre que je connaisse, ne serait-ce que pour la bonne et simple raison qu’il ne donne pas de réponses. Chose extrêmement rare à une époque où tout le monde n’a plus que des réponses à la bouche afin de se donner bonne conscience.

Notes:

1 Richard Millet, Tuer, Editions Léo Scheer, Paris, 2015, 112 p.

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