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La salade aux dents-de-lion

Jean-François Cavin
La Nation n° 2042 15 avril 2016

Le printemps de chez nous n’est guère rayonnant. Il nous soumet plutôt, entre les bourrasques de mars et les rebuses d’avril, à des frimas tardifs qui pourraient nous refroidir l’humeur. Mais la Providence nous gratifie d’une exquise compensation, par la grâce d’une herbe simple mais goûteuse qui nous convie à la célébration d’un plat sans pareil.

Dès que les jours s’allongent, on voit, dans les champs qui peinent à vraiment reverdir et dans les vignes quasi mortes encore, des silhouettes attentivement penchées vers le sol, voire des formes accroupies; serait-ce des chercheurs d’or? Non, c’est trop tôt, l’or resplendira à la floraison. Pour l’heure, c’est un autre trésor qu’on prélève avec précaution: les feuilles dentelées qui bientôt, soigneusement lavées, offriront l’essentiel du régal de saison propre à notre Canton.

Car la salade de dents-de-lion est un mets presque exclusivement vaudois. Renseignements pris à Berne, à Paris, à Munich et à Frenkendorf, on ne la trouve là-bas ni à l’étal des primeurs, ni à la carte des restaurants. Pourtant le pissenlit, connu de longue date pour quelques vertus médicinales, n’est pas rare en Europe tempérée. Mais, semble-t-il, il a fallu tout le génie – le mot est faible – des Vaudois pour transmuter ce végétal ordinaire en délice gastronomique. Cette réussite tiendrait-elle aussi à d’autres raisons que notre talent naturel? La question reste en suspens.

La confection du plat présente une grave alternative: comment couper les feuilles? Mes voisins Françoise et Pierre les hachent très finement, avec le hachoir à deux mains qui tend à disparaître des cuisines contemporaines; je ne saurais leur donner tort, puisque c’était aussi la manière pratiquée par ma grand-mère, fille de pintiers payernois – c’est une référence. Pourtant, en tout respect pour les adeptes de la préparation surfine et pour la mémoire de mon aïeule, je préfère à tout prendre la coupe à trois millimètres et demi, qui vous laisse encore quelque chose à croquer sous la dent. Mais pas davantage que trois millimètres et demi: on se mettrait à brouter. Au restaurant, on m’a servi un jour des feuilles à peine tronçonnées en deux; était-ce l’innovation d’un chef à la recherche d’une recette rustique? Je crois plutôt que c’était l’effet de la paresse du marmiton moralement prêt pour le revenu de base inconditionnel.

Artisans des cuisines, n’allez d’ailleurs pas chercher midi à quatorze heures! On nous propose parfois des dents-de-lion à la norvégienne, avec des lanières de saumon; ou à la bressane, aux dés de poulet. Allons donc! C’est un résultat navrant de l’immigration de masse qui envahit nos tables. A quand du pissenlit aux boulettes de tofu? Sans aller jusqu’à condamner toute fantaisie, affirmons bien fort qu’une seule recette, classique et insurpassable, comble les vrais gastronomes: dents-de-lion, œufs durs, lardons, croûtons. Une petite échalote très finement émincée pour souligner l’amertume de la plante; un filet de vinaigre (surtout pas balsamique! du normal); un peu d’huile (surtout pas d’olive, ni même de noix! de la normale); un voile de sel, et voilà. Le plus simple est le mieux; il faut veiller à ne pas contrarier par des arômes étrangers la saveur légèrement rauque de nos pousses printanières.

Vous accompagnerez la salade d’un chasselas – pas trop généreux, solide certes mais assez vif – et vous atteindrez la perfection. Pas d’autre boisson: le chardonnay manquerait de verdeur, le vin rouge tomberait là comme de la confiture aux fraises sur une croûte au fromage, la bière écraserait le goût du plat, n’en parlons pas. Le chasselas donc, qui magnifie la salade: voilà qui nous conduit à compléter nos hypothèses sur l’exclusivité vaudoise de la spécialité; elle est née du mariage parfait de notre cépage de prédilection et de l’herbe emblématique.

Emblématique n’est pas trop dire. Car, par l’effet d’une miraculeuse correspondance, notre délice national arbore les couleurs du Canton: le vert du végétal, le blanc de l’œuf, et son jaune tel l’or de notre devise.

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