Une identité et un territoire
Les explications surabondent. Beaucoup évoquent le chômage et l’absence d’avenir professionnel des jeunes vivant dans ces banlieues. L’explication prend tout son poids quand on compare la dégradation de la situation (1) à l’omniprésence des termes de progrès et d’égalité dans les discours officiels. Les uns incriminent le racisme des Français blancs à l’égard des Noirs et des Arabes, les autres, à l’inverse, l’ouverture irresponsable des frontières à une immigration incontrôlée. Certains y voient les prolégomènes d’une prise de pouvoir islamique. Dans une interview donnée le 25 novembre au journal israélien Haaretz et qui a donné lieu à une plainte du MRAP (2), Alain Finkielkraut dénonce la haine de l’Occident, de la France «judéo-chrétienne», de la république.
Toutes ces explications semblent avoir du vrai et il serait déraisonnable de rejeter absolument l’une ou l’autre. Mais il est tout aussi difficile de s’en satisfaire pleinement, ne serait-ce que parce qu’elles mettent dans ces événements plus d’ordre et de logique qu’ils n’en contiennent réellement.
Les «jeunes» se groupent par bandes dans le cadre de leur quartier, dont ils interdisent l’accès aux autres bandes. Dans une appréhension des choses où les notions de légitimité politique et de respect des lois n’ont pas de place, la police n’est qu’une bande parmi d’autres. Ils s’y opposent comme à tous les autres groupes armés, sans état d’âme particulier.
Le quartier leur fournit à la fois une identité basique et un territoire qu’ils considèrent comme le leur. Là est l’essentiel. Avant même toute théorisation politique ou toute affirmation patriotique consciente, l’appartenance collective et territoriale est constitutive de l’individu. Même si celui-ci ne s’en rend pas toujours compte, il en a un besoin vital. Elle est une condition de ce qu’on appelle l’enracinement. Nous utilisons le mot (3) à dessein, parce qu’il est reconnu par tout l’éventail politique. Se dire de quelque part, même s’il s’agit d’une zone insalubre, se savoir d’un groupe, même s’il s’agit d’une horde de hâbleurs et de casseurs, est une nécessité première pour l’être humain. En ce sens, il y a chez ces jeunes des banlieues bien plus de naturel, d’existence, d’humanité que chez les autistes libidineux qui peuplent les ouvrages de Michel Houellebecq.
Durant des siècles, la France a comblé ce besoin d’appartenance chez les Français de toute origine sociale. Elle le fait de moins en moins. La modernité la transforme progressivement en une simple abstraction, la république, avec ses «valeurs républicaines», son «ordre républicain», sa «culture républicaine». Ces notions ne sont en rien propres à la France. Un universalisme exsangue remplace peu à peu la réalité à la fois affective et raisonnable de la patrie et lui substitue un discours passepartout, sans frontières ni centre, sans passé, sans résistance possible face aux forces de dissolution qui s’exercent de l’extérieur et de l’intérieur.
Cette perte affecte tous les Français, mais tout particulièrement ceux qui n’ont ni argent pour la camoufler, ni perspectives d’avenir pour espérer une renaissance. Ceux qui n’ont pas appris l’histoire de la France. Ceux qui ne connaissent de leur douce langue natale (ils sont nés en France!) qu’un baragouin dérivé, utilitaire et belliqueux.
Une jeune sociologue s’exprimant sur France Culture le 29 novembre dernier a émis l’hypothèse que la suppression du service militaire obligatoire avait été une catastrophe pour ce monde de jeunes Français vivant en marge de la France. C’est peut-être vrai. Elle les a privés de leur dernière relation de dépendance et de service réciproque avec la communauté nationale. Ils ne lui appartiennent plus du tout.
Le besoin vital d’identité et de territoire, qu’une France officielle affairiste, carriériste et internationalisée n’incarne plus, se reporte sur le groupe racial ou ethnique, sur l’islam (moins comme pratique religieuse que comme affirmation d’appartenance collective), sur le quartier, sur la bande, sur une culture musicale et picturale agressive. Et ce ne sont pas les gigantesques programmes de réhabilitation hâtivement planifiés ces dernières semaines, ni les milliers de pédagogues qui sont censés déferler ces prochains temps sur les «zones de non-droit» qui y changeront quelque chose.
La violence brute des banlieues est subie non seulement par ses victimes mais aussi par ses acteurs. Elle n’a pas de but. Elle n’est qu’un symptôme, non le seul certes mais le plus dérangeant, de la décomposition accélérée d’une grande nation.
NOTES:
1) On en voit un terrifiant exemple dans le film "Les mauvais garçons" consacré à la déchéance inéluctable de la Commanderie, "cité" de l’agglomération de Creil, dans la ville de Nogent-sur-Oise, à son renfermement progressif sur elle-même, à sa fermentation criminelle sous l’œil atone d’autorités locales indifférentes.
2) Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.
3) …auquel Simone Weil a consacré en 1949 un livre à lire absolument.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Signe prémonitoire? (Pays-d'Enhaut et Vevey fiancés par le Préfet) – Revue de presse, Ernest Jomini
- Lèse-majesté (L'année noire du Conseil d'Etat, désavoué à sept reprises) – Revue de presse, Ernest Jomini
- Mariage de raison (Romands et Alémaniques: une histoire suisse) – Alexandre Bonnard
- Pour le bien du Canton. Vraiment? – Nicolas Deprez
- Vaud, Pays encore soumis? – Nicolas de Araujo
- Une citation de l'historien Auguste Verdeil – Nicolas de Araujo
- Un siècle de droit pénal vaudois – Philibert Muret
- Banlieusards de personne – Pierre-François Vulliemin
- «Domaine Public» et l'espace éducatif suisse – Olivier Delacrétaz
- Des chiens, des oiseaux et des ânes – Le Coin du Ronchon