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Comme le feu couvant sous la cendre

Yannick Escher
La Nation n° 2124 7 juin 2019

La légende est plus forte que l’histoire et elle mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour le plaisir. New York, Vendredi Saint 1912, un homme affamé erre dans la rue. En passant devant la porte ouverte d’une église, il entend La Création de Haydn. Il rentre dans le taudis qui lui sert de chambre et s’endort. Par trois fois il se relève pour écrire. Le lendemain, «j’ai relu la chose. J’avais pondu Les Pâques à New York». Ce jour-là, Frédéric-Louis Sauser devient Blaise Cendrars.

Ce poème est intense et extrêmement fort de par sa symbolique notamment. Il retrace le parcours nocturne de l’auteur saisi d’un soudain sentiment spirituel.

Comment entrer dans Les Pâques à New York? Avec crainte et tremblement, car on n’en ressort jamais indemne. En effet, la littérature est le lieu de la rencontre de deux âmes. Penser ce poème comme «un lieu de rencontre» nous place tout de suite au cœur d’une relation intime. Nous sommes admis à entrer dans l’intimité de l’âme de Blaise Cendrars.

C’est pourquoi «[…] il est difficile de définir les choses, qu’il est vain d’essayer de communiquer aux autres nos propres sentiments dans leur profondeur et avec leurs moindres nuances! Vous hasardez-vous à les formuler, ces sentiments paraissent aussitôt inconsistants et contradictoires; on vous comprend de travers, on vous trouve ridicule, la critique vous condamne d’air triomphant.» (J.-H. Newman)

L’action des Pâques à New York se déroule la nuit du Vendredi Saint. L’auteur pense soudain au Christ et à sa Passion, avant de «descendre» dans les rues de la grande ville qu’il traverse sans ordre préétabli. Ses pérégrinations lui font traverser différents quartiers de la cité dans lesquels il rencontre des prostituées, des marchands, des immigrés, des musiciens. Il s’assied ensuite dans un petit bar chinois où il revit, en son for intérieur et aussi par les images qu’il voit et exprime, la Passion du Christ, souffrant comme lui et peut-être aussi pour lui. Fatigué, malade, inquiet, triste surtout, il finit par regagner sa chambre, seul, terminant ainsi sa nuit et son poème au point de départ, sans évolution apparente.

Les Pâques à New York sont écrites sous une forme inspirée de la séquence latine de la liturgie catholique médiévale. Il s’agit, en fait, d’une sorte de psaume de dix à trente versets qui ne ressemble à un poème que par les rimes, les assonances, les allitérations et les recherches de mots. Cendrars ,qui a découvert cette forme originale grâce à Remy de Gourmont (Le latin mystique – les poètes de l’antiphonaire, Paris 1892), l’utilise dans ce poème entièrement écrit sous forme de distiques (102 et 1 vers seul) qui forment dix-sept versets.

Eprouver Les Pâques à New York, c’est un peu comme faire l’expérience de ce touriste égaré dans la campagne française. Il est désespérément seul. Après des heures d’errance, il rencontre un vieux paysan fumant sa pipe. Cet homme a sûrement passé toute sa vie ici et le jeune homme pense qu’il peut certainement lui venir en aide. «Excusez-moi» dit-il. «Comment fait-on pour aller à Montluçon?» Le paysan le regarde et tire pensivement sur sa pipe. «Si j’étais vous, répond-il, je ne partirai pas d’ici.» On peut facilement imaginer la frustration du touriste. Frustration de Blaise Cendrars, frustration que l’on peut éprouver en se plongeant dans Les Pâques à New York.

Blaise Cendrars, sans être un chrétien fervent, traverse une grande inquiétude spirituelle. Pris d’un élan religieux, il pense au Christ dont on commémore justement les souffrances. Il pense au Christ qu’il ne connaît que notionnellement et il décide de se lancer à la recherche du vrai Christ, du Christ réel, à l’image de la bien-aimée du Cantique des Cantiques, à travers la ville de New York. En distinguant implicitement la connaissance et l’expérience, Cendrars rejoint, sans le savoir, l’affirmation de saint Ambroise de Milan: «Ce n’est pas par la dialectique qu’il a plu à Dieu de sauver son peuple.»

C’est ainsi que, dans la suite du poème, le cheminement religieux, car il faut bien le qualifier ainsi, se fait dans la douleur et la souffrance et que l’auteur revit, dans la modernité, en chair et en esprit, la Passion du Christ. Cependant il ne sauvera pas, lui, tous les hommes mais seulement lui-même.

Il est évident que la Passion est omniprésente dans ce poème où l’auteur semble déplorer que le sacrifice du Christ n’ait servi à rien et que les hommes ne le cherchent pas, comme lui le fait.

D’où cette frustration et cette impression négative qui rejaillit sur tout le poème, où il est bien sûr question de l’absence du Christ, d’un Christ que l’on cherche mais qu’on peine à trouver. Au fil du texte, un subtil jeu de miroirs entre le Christ et l’auteur (et le lecteur) fait vivre au second le calvaire du premier, si bien que l’on peut se demander si l’auteur qui regagne sa chambre n’est pas devenu le Christ qui appelle l’humanité auprès de lui et si ce n’est pas Dieu qui préférerait ne plus penser aux hommes, plutôt que le poète à Dieu.

Tel un essaim de mouches, des commentateurs se sont jetés sur Les Pâques à New York. On peut lire leurs commentaires, leurs annotations et leur glose avec un certain intérêt. Cependant, seule une mise en musique pourrait nous livrer un commentaire adéquat. L’annotation interrompt et détruit le mystère, la musique l’élève et le prolonge.

Loin de tous les pédantismes du commentaire, la simplicité de la musique nous ramène à l’essentiel: «C’est le cœur qui parle au cœur» (saint Augustin).

Finalement, il ne reste que cette formule paradoxale que Blaise Pascal met sur les lèvres du Christ: «Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé.»

Comme le feu couvant sous la cendre…

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