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Pierre Rey, pionnier du traitement de la toxicomanie

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 2153 17 juillet 2020

Pierre Rey vient de nous quitter dans sa septante-huitième année. L’ancien patron charismatique de la Fondation du Levant, à Lausanne, résidait à Aigues-Mortes, dans le Gard, lorsqu’il a succombé à des complications cardiaques vendredi 10 juillet aux soins palliatifs d’une clinique de la Grande Motte. Compte tenu des circonstances, sa famille organisera une cérémonie du souvenir en octobre prochain en terre vaudoise.

Né le 5 avril 1942 à Fribourg, originaire de Scherz (AG), fils d’Albert et de Nelly, née Légeret, Pierre Rey avait fait un apprentissage de radio-électricien couronné par un CFC avant de suivre les cours de l’école de diacres de Lausanne et ceux de la célèbre Ecole sociale et pédagogique de cette ville, dite «Ecole Pahud», du nom de son directeur, Claude Pahud. Son diplôme en poche, il allait se vouer corps et âme à la lutte contre la toxicomanie et à la réinsertion professionnelle des toxicomanes, d’abord en qualité d’éducateur spécialisé au Centre d’accueil de Sauvabelin, puis de directeur de la principale institution vaudoise proposant des thérapies axées sur l’abstinence et la réinsertion professionnelle.

L’aventure avait commencé en 1971 avec la création à Lausanne, sous l’impulsion du professeur Armand Delachaux, directeur de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive, de l’Association du Levant, et l’ouverture, au 159 du chemin du même nom, d’un premier centre de prévention et de traitement de la toxicomanie. Deux autres centres verront bientôt le jour, l’un à La Picholette, à la limite des communes d’Epalinges et du Mont-sur-Lausanne, l’autre à Couvet, dans le Val-de-Travers. Pour l’anecdote, La Picholette avait été gratifiée en novembre 1985 de la visite de Nancy Reagan, qui avait lancé avec son mari «la guerre contre la drogue» aux Etats-Unis; à cette occasion, la «first Lady» américaine avait offert un superbe ordinateur à Pierre Rey; l’histoire ne dit pas s’il avait passé par les ateliers de Crypto AG.

Après quelques années de tâtonnements, Pierre Rey avait mis au point un traitement thérapeutique en quatre phases d’une réelle efficacité: les trois premières phases se déroulaient à La Picholette et à Couvet, avec des programmes thérapeutiques de désintoxication d’une durée moyenne de quatre mois chacun; la quatrième avait lieu au Centre du Levant, avec un programme de réinsertion socioprofessionnelle d’une durée moyenne de six mois. La discipline imposée était très stricte: pas de médicaments, pas de drogues illégales, pas d’alcool ni de violence, mais… autorisation de fumer (contrairement à la pratique de la Fondation des Rives du Rhône, en Valais). La majorité de l’équipe éducative était alors constituée d’anciens toxicomanes; la quasi-absence d’éducateurs spécialisés titulaires d’un diplôme suscitait méfiance et critiques dans certains milieux.

Le succès a pourtant été rapidement au rendez-vous: plus de 40% (et jusqu’à 45%) de sortie de la drogue au bout de dix-huit mois, avec – il est vrai – des chiffres qui manquaient au-delà de deux ou cinq ans. «Le Levant, c’est l’espoir de la vie retrouvée», proclamait Claude Ruey, alors conseiller d’Etat en charge de la Santé publique et président du Gouvernement vaudois, lors d’un gala organisé au Palais de Beaulieu en faveur de la Fondation du Levant, qui avait remplacé fin 1987 l’association originelle, et que présida longtemps et de main de maître le juriste Jean-Pascal Rodieux.

Depuis 1989, la Fondation du Levant a investi une partie de ses ressources dans la prise en charge des malades du sida en fin de vie. C’est Françoise Rey, l’épouse de Pierre, qui a pris la direction du Soleil-Levant. Cette institution occupant un autre bâtiment du chemin du Levant a été transformée en établissement psycho-social médicalisé lorsque les cas de sida ont été moins nombreux.

Pendant cinq ans, Pierre Rey a représenté la Suisse dans un groupe d’experts du Conseil de l’Europe, à Strasbourg. Il a participé en 1995 aux Assises nationales de la drogue, au Palais fédéral, aux côtés des Vaudois Philippe Pidoux, Jean-Marc Schwenter et Francis Thévoz. Il a été souvent consulté en qualité d’expert par la Berne fédérale; empêché, en 2002, de participer à une audition de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national, il m’avait demandé de le remplacer. J’ai aussi eu le privilège de participer pendant douze ans (1996-2007) aux travaux de la Commission consultative de la Fondation du Levant. On y entendait des hommes de terrain et des scientifiques de haut niveau, souvent favorables à une politique de la drogue visant à l’abstinence et à la réinsertion professionnelle des toxicomanes. C’était un extraordinaire laboratoire d’idées, comme l’ont été en plusieurs occasions le Conseil consultatif pour la prévention et la lutte contre la toxicomanie du Canton de Vaud, créé sur l’initiative de Claude Ruey mais dissous par Pierre-Yves Maillard (1996-2009), et l’Association romande contre la drogue, créée en 2003.

Pierre Rey animait les Nouvelles du Levant, bulletin de recherche et d’information de la Fondation du Levant, et il était l’auteur de deux ouvrages qui restent d’une grande actualité: On peut quitter la drogue (Lausanne, Pierre Marcel Favre, 1981), et Vivre (Le Mont-sur-Lausanne, Ed. Ouverture, 1986).

Début 2003, Pierre Rey passait le témoin à l’un de ses principaux collaborateurs, Yves Lanini, promu directeur éducatif, et à un directeur administratif, Pierre Favre. L’institution, subventionnée par l’OFAS et l’Etat de Vaud en raison de son caractère d’intérêt public, connaîtra une grave crise en 2007 et devra modifier son programme de traitement dans le cadre de la nouvelle politique de la drogue basée sur les quatre piliers. Déjà sous la direction de Pierre Rey, le Levant et sa rigueur thérapeutique avaient été l’objet de critiques acerbes et de pressions financières et médiatiques infâmes de la part de milieux permissifs ou relégalisationnistes. Mais ceci est une autre histoire.

Dans une lettre du 23 janvier 2003 cosignée par Jean-François Cavin, alors directeur du Centre Patronal, et l’auteur de ces lignes, nous avions exprimé à Pierre Rey notre reconnaissance pour l’engagement éclairé et l’humanité, heureusement combinée avec le réalisme et le courage, dont il avait témoigné tout au long d’une carrière vouée à la réalisation du bien commun. Ancien diacre (mais ne l’est-il pas toujours resté?), il avait appliqué à son institution – et avec quel succès! – la vieille règle chrétienne de saint Benoît, qui consiste à se retrouver d’abord soi-même, avant de retrouver la dimension de l’autre. C’est bien grâce à lui, à son infatigable épouse et à ses collaborateurs que de nombreux jeunes, parmi les plus démunis, ont retrouvé dignité et raison de vivre.

Pierre Rey s’en est allé rejoindre un monde meilleur et réputé sans drogues. Nous garderons la mémoire de cet homme exceptionnel.

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