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Occident express 64

David Laufer
La Nation n° 2156 28 août 2020

Décrire les différences ou les similitudes que j’observe entre les Balkans et l’Europe occidentale est bien plus complexe que ce que j’ai envisagé en commençant ces chroniques. A mesure que j’avance sur ce chemin intellectuel et sentimental, celui-ci non seulement s’allonge sans cesse mais il bifurque sans raisons apparentes vers des horizons insoupçonnés. Ainsi depuis quelques semaines je me suis habitué à faire du pain, une tâche chargée d’histoire et de significations tout en étant d’une grande simplicité. D’une fois à l’autre je répète exactement les mêmes gestes avec les mêmes ingrédients. Et pourtant, pour des raisons que j’ignore et qui me frustrent, il m’arrive d’échouer. Le pain, qui d’ordinaire sort tout doré, léger et craquelant de mon four, s’en extrait parfois sans couleurs, sans sonner creux lorsque je lui tapote le dessous avec une cuillère en bois. Et j’ai beau répéter l’exercice avec une belle régularité, je persiste à ignorer les raisons de ces échecs sporadiques. Parfois ça marche, parfois ça refuse. Mes chroniques se heurtent à des difficultés semblables. Leur titre est celui de leur numéro, leur longueur est régulière, leur thème est celui que je me suis imposé. Mais parfois, alors que mon propos me semble évident, mes lecteurs me posent des questions auxquelles jamais je n’aurais songé. C’est qu’au-delà de ces descriptions simples – titre, longueur, thème – ce que j’essaye de faire est un travail de traducteur. J’ai voulu autrefois traduire des poèmes de Bukowski, frustré que j’étais par les traductions existantes. J’ai abandonné la tâche au bout de quelques pages. Je persiste à penser que les poèmes de Bukowski sont intraduisibles en français, leur plasticité et leur économie de moyen ne trouve pas son équivalent dans notre langue, hiératique et codifiée comme elle l’est. Traduire ma vie en Serbie n’est pas non plus un exercice littéral et il m’arrive, plus souvent que je ne l’aurais imaginé, d’échouer à en rendre toutes les nuances. Les différences de mentalités à l’intérieur même des Balkans, les aspects tout à la fois positifs et négatifs de certains traits, de certaines coutumes, l’incroyable – et presque entièrement méconnue – épaisseur historique de cette région, raconter tout cela m’oblige à m’y intéresser de plus près, à sans cesse réévaluer mes points de vue. Et il m’arrive d’échouer, ce que je comprends lorsqu’on me pose certaines questions, qu’on interprète un oui pour ce que je pensais être un non. Je suppose que cela même fait partie intégrante de l’exercice et que, comme une pierre à aiguiser, ces échecs abrasent mon jugement. Tout cela serait en pure perte si je ne ressentais pas aussi croître en moi l’amour que je porte pour ce pays et pour ces gens. Malgré toutes les occasions qu’ils me donnent de vouloir m’en aller ou de me décourager, quand je leur tapote le dessous avec ma cuillère en bois, c’est le plus souvent un son creux et prometteur qui retentit.

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