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Les vertus de la répétition ou Pénélope au travail

Anne Rogivue
La Nation n° 2162 20 novembre 2020

«Enseigner c’est répéter.» La formule semble empruntée au Dictionnaire des idées reçues. Ainsi comprise, la répétition use, érode l’énergie du professeur qui, pris dans l’engrenage de l’éternel retour, éprouve la lassitude des heures où rien ne change: mêmes cours pour des élèves qui eux aussi se répètent parce qu’ils ont toujours le même âge, mêmes sempiternelles remarques pour endiguer le flux des bavardages qui parasitent le discours du maître.

Chaque année, c’est pareil. Il faut aller les chercher, ces élèves, là où ils sont, souvent très loin des livres, surtout de ceux qu’il faut lire pour l’école et qui semblent si vieux qu’on voit mal ce qu’ils auraient encore à vous dire à l’ère de Netflix, Instagram et Facebook. «Les Liaisons dangereuses? 556 pages. Vous pouvez oublier, Madame. Les Fleurs du Mal? Trop noir, trop déprimant. Le Misanthrope? On ne comprend pas ce qu’ils disent. Phèdre? Elle ne fait que se plaindre.»1 Oui, enseigner c’est répéter. C’est remettre chaque année le même ouvrage sur le même métier. C’est refaire au mois d’août, lorsqu’arrivent tant de nouveaux et si jeunes visages, ce qui semble se défaire en juillet lorsqu’on voit partir avec un pincement au cœur les anciens avec qui on a construit une relation souvent complice, parcouru – sans toujours réussir à convaincre – un certain nombre de chefs-d’œuvre comme on gravit une montagne, pour respirer ensemble, à l’arrivée, «l’air raréfié des sommets».2

Toute idée reçue contient sa part de vérité. Celle-ci bien sûr a aussi la sienne, tapie dans la fatigue des innombrables redites. Mais, depuis Flaubert justement, on sait ce que valent les clichés et comment leur tordre le cou. A cette vision routinière et ennuyeuse d’une perpétuelle reprise, il faut opposer un sens plus profond et authentique. L’amateur de poésie comprend qu’il ne suffit pas de lire un poème pour en percevoir toute la profondeur de sens et la richesse mélodique. C’est, sinon en l’apprenant par cœur, du moins en le relisant souvent, que se dévoilera à l’oreille qui s’aiguise l’harmonie sonore qui fait naître l’image, la rend sensible à l’âme. Reprendre un vers qui vous résiste, y revenir autant de fois que nécessaire pour l’enchaîner au suivant et couler peu à peu en soi le poème entier comme une eau claire et fluide, c’est aussi, et par là même, faire siens pour un temps les mots et le regard d’un autre. La répétition donne accès à des strates de sens inaperçues jusque-là. Plus on relit une œuvre, plus celle-ci nourrit, modèle notre pensée pour construire au fil du temps un monde plus ouvert et plus vaste issu de ce dialogue avec les livres.

Ce qui vaut pour la poésie vaut bien sûr pour la prose. Lire Madame Bovary, c’est souffrir avec Emma de cette médiocrité bourgeoise, signe pour Flaubert de «l’abaissement des esprits, des mœurs et des goûts».3 C’est fustiger avec lui l’homme moderne «déserté par la grâce et imperméable à la beauté».4 «S’il pouvait, le livre tuerait.»5 Et pourtant, lorsqu’on relit le roman, une figure apparaît qui résiste à cette destruction systématique, celle de Catherine-Nicaise-Elizabeth Leroux, la petite servante de Sassetot-la-Guerrière qui, lors des Comices, monte timidement sur l’estrade pour recevoir une médaille d’argent «du prix de vingt-cinq francs» en récompense de «cinquante-quatre ans de service dans la même ferme». Elle n’a droit qu’à une page et on ne la reverra plus, mais ces quelques lignes laissent deviner une tendresse pour les humbles qui s’exprimera pleinement vingt et un ans plus tard dans le personnage de Félicité, l’héroïne inoubliable d’Un Cœur simple. La présence redécouverte de cette «petite vieille femme» noyée dans la foule bigarrée et bruyante des Comices oriente et complexifie la construction du sens de l’œuvre en déplaçant l’attention sur des aspects qu’une première approche avait négligés, parce qu’il y avait déjà tant à dire et qu’on avait d’abord visé l’essentiel. Mais, une fois cela acquis, l’espace est là pour emprunter les chemins de traverse d’une œuvre dont le sens s’élargit toujours et ne s’épuise jamais.

Au fond, la répétition en tant que telle n’existe pas. Le temps qui passe affine la sensibilité, modifie les attentes. On ne relit jamais deux fois le même livre. On ne l’interprète jamais tout à fait de la même façon. Cela n’est pas sans incidence sur sa transmission. En reprenant un cours, l’enseignant acquiert une maîtrise plus grande de sa matière. Il l’incarne avec plus d’aisance, l’enrichit de variations nouvelles dans un dialogue toujours plus ample et personnel avec le texte. A la longue, il connaît par cœur des morceaux de l’œuvre qu’il incorpore à son discours pour développer une idée, illustrer un concept. Il s’autorise des digressions, improvise plus librement. Autant d’entrées possibles dans l’univers d’un auteur jugé parfois difficile. On comprend donc à quel point l’idée qu’un enseignant expérimenté n’aurait plus qu’à dérouler devant ses élèves un discours pensé et construit une fois pour toutes est fausse. Certes, deux et deux feront toujours quatre et Emma Bovary prendra éternellement de l’arsenic, mais sa mort comme ses rêves et ses désillusions auront toujours le goût des premières fois pour les lecteurs qui découvrent le roman. Et pour le professeur qui choisit d’inscrire une fois encore cette œuvre à son programme, retrouver Flaubert, c’est un peu comme renouer avec un ami après quelques mois d’absence et poursuivre avec lui un dialogue stimulant, jamais vraiment interrompu.

On goûte un plaisir particulier – tous les passionnés le savent bien – à faire découvrir une œuvre qu’on aime à quelqu’un qui ne la connaît pas encore. Au cinéma, on jette un coup d’œil furtif à son voisin lorsqu’arrive telle scène du film, espérant lire sur son visage l’éblouissement qui fut le nôtre, qui s’en trouvera augmenté et comme justifié par ce partage. Avec des élèves, c’est un peu pareil. On imagine leurs réactions à l’étude de tel passage, on les anticipe avec une sorte de jubilation secrète, on cherche à les provoquer par une mise en scène étudiée, un commentaire choisi. C’est ce partage qui fait de la littérature une matière vivante, essentielle, où se construit la réflexion et se forme le goût. Une fois cette porte entrouverte, on peut espérer qu’elle ne se referme jamais tout à fait. C’est le pari qu’il faut renouveler chaque année au mois d’août. «Lisez pour vivre»6 écrivait encore Flaubert. Il avait raison, comme toujours.

Notes:

1    Sic !

2    Expression empruntée à Jean-Charles Potterat (1932-1990), maître de français au gymnase et critique littéraire.

3    Michel Winock, «Flaubert», Paris, Galllimard, 2013.

4    Ibidem.

5    Thierry Laget, «Préface à Madame Bovary», Paris folio 2001. Les citations du roman et de la correspondance de Flaubert sont extraites de cette édition.

6    Ibidem

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