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Le cri du renard

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2194 11 février 2022

Un cri inhumain réveille le quartier. J’entrouvre le rideau. La lune est presque pleine, la nuit, bleue, claire et glacée; quelques plaques de neige scintillent. Une forme allongée et véloce, d’un bleu noirâtre giclé d’orange par le lampadaire d’en face, traverse la rue sans se presser. C’est le renard qui rentre de sa tournée quotinocte d’inspection poulaillère et glapit sous nos fenêtres. Est-il en rut? ou affamé? ou repu? ou effrayé? ou tout bonnement heureux de vivre sa vie de renard en égorgeant les poulets des paysannes oublieuses? Son cri, mixte effrayant de hurlement, de râle et de geignement, n’en dit rien. Il dit seulement que celui qui le pousse m’est aussi étranger qu’un Alien intergalactique.

Il n’y a pas d’hostilité, dans ce cri, juste l’indifférence souveraine de la nature envers cette humanité qu’elle accable sans états d’âme de tsunamis, d’avalanches, de tremblements de terre, d’éruptions volcaniques et d’ouragans, de requins mangeurs d’hommes, de mygales, de cobras et de virus variables.

Elle n’est d’ailleurs pas moins indifférente à son propre égard. Le crocodile, qui agrippe un gnou par le mufle et l’agite en tous sens avant de le noyer, ignore les souffrances de sa victime, comme le lion qui dévore l’antilope vivante en commençant par l’arrière-train, la guêpe solitaire qui pond ses œufs dans une araignée pour assurer une nourriture paralysée mais vivante à ses descendants ou le chat qui joue à la pelote avec la musaraigne agonisante. Pas d’empathie, pas de remords; pas de méchanceté non plus. C’est avec une satisfaction paisible que le prédateur force, accule, mord, pique, empoisonne, tourmente, étripe, dévore vive sa proie.

L’homme moderne, à l’inverse, n’est pas indifférent à la nature. Il éprouve tous les sentiments à son égard. Il l’aime et la craint, il la chante et la combat, il la divinise parfois. Aujourd’hui, il veut la rendre à son état d’origine, qu’il imagine idyllique. Il abandonne les forêts à leur croissance enchevêtrée, protège les espèces menacées, réintroduit des prédateurs naguère pourchassés, laboure en surface, restreint l’usage des engrais et des pesticides. Il cultive ses légumes à l’ancienne, consomme moins de viande, retire de ses menus le foie gras, les cuisses de grenouille et les escargots. Il sacrifie ses libertés individuelles à la protection de l’environnement, proclame l’égalité de l’homme et de l’animal, pourvoit ce dernier d’une personnalité juridique, envisage d’en faire autant avec les arbres et les rivières. En un mot, après quatre mille ans de transcendance judéo-chrétienne et quatre cents ans de cartésianisme technicien, la nature redevient la déesse païenne du temps jadis.

Certains pensent même que cette déesse se porterait mieux sans la présence de l’homme. Ils ont tort, d’abord parce que l’homme fait partie de la nature. Elle serait incomplète sans lui. Et surtout, la nature elle-même profite des efforts de l’homme pour subvenir aux besoins de ceux dont il a la charge. En cultivant la nature, il met en valeur ses richesses, en fait ressortir les beautés, perfectionne ses cycles, cadre ses excès, freine son érosion, réduit les conséquences des catastrophes naturelles. La nature n’est pleinement naturelle qu’à travers les artifices humains.

Il n’y a pas d’incompatibilité entre l’homme et la nature, juste une dure lutte de tous les jours dans la perspective d’un accord favorable aux deux parties. Accord précaire, à vrai dire, et toujours à renégocier, car les deux partenaires ne sont pas faciles. L’humanité, obsédée par l’hybris de la maîtrise absolue, surexploite la nature et en rompt les équilibres vitaux – y compris les siens propres, familiaux, sociétaux et politiques. La nature, elle, tend imperturbablement à revenir à son ordre sauvage. Sous ses poussées aveugles et obstinées, tout ce que l’homme fait se défait. Les mouvements de terrain disloquent sournoisement les constructions les plus solides. Les racines, les brins d’herbe même fissurent le béton. Le métal des machines rouille, le bois des charpentes fuse, le plastique s’effrite. Les virus mutent, appelant de nouveaux vaccins. Les poux, disparus depuis des générations des têtes des écoliers, la syphilis et la tuberculose, censément éradiquées, sont de retour. De nouvelles maladies apparaissent.

L’harmonie entre l’homme et son milieu naturel est un miracle fragile. L’ensauvagement est perpétuellement à nos portes. C’est cela que le cri matinal de ce goupil vient de me signifier.

Lui trottine en direction de la forêt voisine. Son cri s’atténue et disparaît dans le lointain. Il a rejoint son squat, le terrier d’un honnête blaireau, une tèche de bois sous laquelle grouille sa nichée ou une balle de foin dont il a crevé le plastique. Roulé en boule, emmitouflé dans son panache, des bouts de plume entre les dents, il dort du sommeil du juste selon la nature. Il rêve à sa prochaine curée. Mon rideau retombe sur la scène déserte. L’aube va bientôt pointer et la civilisation reprendre ses droits… limités.

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