Les deux romans de Raymond Radiguet
Raymond Radiguet est mort à l’âge de vingt ans. En l’espace de six ans, il a écrit des poèmes et deux romans subtils: Le Diable au corps (1923) et Le Bal du comte d’Orgel(1924). On n’ose pas imaginer l’œuvre que l’homme aurait donnée s’il avait vécu plus longtemps, tellement son génie saute aux yeux.
Les romans de Radiguet sont des romans courts. Point de peinture de détail. Les descriptions des paysages, des lieux, des maisons, des rues sont anodines et sommaires. Cela se passe à Paris et au bord de la Marne près de Paris, d’où il est originaire; cela pourrait tout aussi bien se passer ailleurs. Ce n’est pas le portrait de la société qui intéresse Radiguet. Le lecteur se réjouit du fait que l’écrivain va droit à l’essentiel: les personnages et leurs obsessions.
Son style d’écriture est classique et sobre dans le genre de La Princesse de Clèves qu’il admirait. Il y puisait non seulement l’expression, mais aussi son thème principal, à savoir l’adultère. Ce thème est abordé dans ses deux romans, qui sont pourtant totalement opposés. Les milieux sont différents. La petite bourgeoisie villageoise pour Le Diable au corps, l’aristocratie parisienne pour Le Bal du comte d’Orgel. Le premier met en scène l’amour charnel, l’attirance du désir qui va jusqu’à la folie. C’est un adultère vécu, tandis que le deuxième raconte un adultère intérieur. Tout se passe ici au niveau des sentiments non exprimés. C’est l’histoire d’un amour chaste, plus précisément d’un amour inavoué. Les éléments extérieurs y sont insignifiants, des bals, des invitations, des promenades, des rencontres où les personnages communiquent entre eux selon les convenances.
Il est frappant qu’à chaque fois c’est la femme mariée et plus âgée qui fait le premier pas. Dans Le Diable au corps, la jeune Marthe est mariée à Jacques, un soldat qui se bat au front dans les tranchées. Laissée seule, elle s’ennuie. Et séduit le protagoniste du roman, un adolescent qu’elle aime secrètement. Ils se rencontrent chez elle, dans son foyer conjugal, où il finit par s’installer. C’est la passion imprudente d’un jeune couple qu’on laisse faire. En effet, ce roman montre que le vrai scandale ici n’est pas tant l’adultère que le fait qu’il soit toléré par les parents, comme par les gens du village. Tout le monde le sait, d’autant plus que le couple insouciant ne se cache guère, mais personne ne fait rien. Arrive ce qui doit arriver. Lorsque Marthe tombe enceinte, il est trop tard. Le mal est fait. La tragédie de ce couple impossible s’accomplira.
Le Bal du comte d’Orgel raconte un adultère qui se produit par le biais de l’amitié entre deux hommes. Le comte Anne d’Orgel et François de Séryeuse, un jeune étudiant, se lient d’amitié lors d’une soirée au cirque, à l’occasion d’une farce jouée à un ami de François. Par la suite, il est invité à déjeuner chez les Orgel et devient un habitué de la maison. Le comte le laisse souvent seul avec sa femme Mahaut d’Orgel, sans que l’on sache avec certitude s’il est incrédule ou averti. Leurs sentiments sont réciproques, mais Mahaut et François se parlent peu. Ils ne se confient pas.
C’est seulement quand la comtesse cesse de cacher son amour pour François que le récit change de perspective et passe au débat intérieur de Mahaut. Elle envoie une lettre d’aveu à la mère de François de Séryeuse. Les amoureux se voient une dernière fois lors d’une invitation du comte d’Orgel, mais sans s’adresser la moindre parole. Par un malentendu, heureux ou malheureux, c’est selon, leur amour ne se déclare pas. En fin de soirée, n’en pouvant plus, Mme d’Orgel décide de se confier à son mari.
Radiguet n’est pas un apôtre du libertinage. Deux points soutiennent cela. Premièrement, les sentiments des personnages sont sincères. Ils aiment tous de manière malheureuse et tragique, mais sincère. Et deuxièmement, l’œuvre de Radiguet est marquée d’une frontière morale, qui est celle du mariage. Cette frontière, les personnages la franchissent dans le Diable au corps, mais pas dans Le Bal du comte d’Orgel. Dans le premier roman, écrit à la première personne du singulier, les personnages paient le prix de leur folie. Dans le second, la femme adultère retrouve les qualités de son mari et le bonheur du mariage. Du moins, c’est cela que l’on peut comprendre, même si la fin reste assez ouverte.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Souveraineté: du singulier au pluriel – Editorial, Félicien Monnier
- Les sanctions ne sont pas neutres – Olivier Klunge
- La beauté hors du temps – Jean-François Cavin
- Pourquoi Dieu est-il Père et non Mère? – Denis Ramelet
- La Suisse accusée – Olivier Delacrétaz
- David Zelensky contre Vladimir Goliath? – Edouard Hediger
- Un oratorio d’aujourd’hui – Jean-François Cavin
- Les communes vaudoises: une diversité à préserver – Yves Gerhard
- L’individu tyran et ses gadgets selon Eric Sadin – Jacques Perrin
- Socialisme de proximité – Olivier Klunge