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David Zelensky contre Vladimir Goliath?

Edouard Hediger
La Nation n° 2197 25 mars 2022

Premier grand conflit conventionnel de l’ère numérique, l’invasion de l’Ukraine donne lieu sur les réseaux sociaux à une intéressante guerre des chiffres entre spécialistes du renseignement Open source. Même s’il est difficile de savoir où est la vérité, ces discussions permettent d’esquisser quelques tendances générales. Ces sources nuancent en particulier le prétendu déséquilibre entre les deux belligérants.

Premièrement, il convient de relativiser l’infériorité de l’armée ukrainienne tant soulignée ces derniers jours. Rappelons les fondamentaux: notre règlement de la conduite tactique stipule que trois attaquants sont nécessaires pour battre un défenseur si celui-ci a eu le temps de préparer ses positions. Pour s’emparer d’une ville, le ratio est encore plus déséquilibré puisque l’expérience du siècle passé montre que six à huit attaquants pour un défenseur sont nécessaires. Les Russes ont fait le pari dès 2008 d’une modernisation et d’une professionnalisation massive de leur armée, réduisant ainsi les effectifs pour des troupes d’élite, le reste étant composé d’une masse de conscrits dont la qualité est difficilement appréciable. Les analyses les plus précises estimaient les forces terrestres amassées aux frontières de l’Ukraine à environ 130 000 hommes dont au moins 15% sont déjà hors de combat1. Les fonds de tiroirs de l’armée, Tchétchènes, Syriens ou Ossètes ne les remplaceront ni en quantité, ni en qualité. Aussi, alors que l’armée russe s’étiole après les pertes massives de ses formations professionnelles et que Vladimir Poutine n’est pas en mesure de déclarer une mobilisation générale pour des raisons de politique intérieure, les Ukrainiens, eux, peuvent potentiellement puiser dans un vivier de centaines de milliers d’hommes dont 200 000 sont déjà mobilisés. Les Russes ne disposent donc pas d’une infanterie en suffisance pour espérer prendre les grandes villes et encore moins les occuper. Il ne suffit pas d’avoir une artillerie pléthorique pour contrôler une population hostile.

Deuxièmement, la qualité et la quantité du matériel russe sont largement supérieures. Cette supériorité doit néanmoins être relativisée par les carences de la logistique et de la maintenance russes, l’instruction lacunaire de la troupe qui emploie ce matériel, et par les compétences ukrainiennes en matière de combat anti-char et anti-aérien et l’utilisation souple et efficace qu’ils font des armes modernes livrées par l’OTAN. Les Russes ne disposent d’ailleurs certainement pas de la suprématie aérienne revendiquée et les drones tactiques low-cost ukrainiens font des ravages sur les moyens clés anti-aériens censés les abattre. L’armée sur la défensive s’use moins que celle à l’attaque comme l’énonçait Clausewitz.

Troisièmement, le volume d’hommes et de matériel ne fait pas tout. Les forces russes sont compartimentées sur les seules routes praticables ou dans les zones urbaines. Ces milieux égalisent les capacités du défenseur et de l’attaquant et entravent le commandement, ce qui nécessite une forte délégation des compétences de décision et une grande flexibilité des échelons les plus bas. Après leurs erreurs d’appréciation des premiers jours, les Russes auraient dû remanier en profondeur leur dispositif, leur structure de commandement et réorienter leurs efforts principaux. Or nous n’avons constaté pour l’instant aucune remise en question de l’intention d’ensemble alors qu’ils étaient pourtant connus comme des planificateurs extrêmement consciencieux. Le nombre élevé de généraux russes morts au front montre le besoin d’aller sur le terrain pallier les déficiences des échelons inférieurs.

A contrario, les Ukrainiens démontrent une grande capacité d’adaptation en utilisant par des procédés quasi hybrides leurs forces légères, pour user l’adversaire et effectuer des coups de main sur des lignes de ravitaillement russes déjà très étirées. La conduite de ces éléments est décentralisée et basée sur uneAuftragstaktik laissant une grande liberté d’initiative aux combattants. Les forces ukrainiennes disposent d’ailleurs de plusieurs unités de forces spéciales conformes aux standards de l’OTAN. Finalement, ils ont intégré le coûteux principe du combat retardateur en sacrifiant progressivement leur terrain pour gagner du temps, temps dont ne dispose justement pas Vladimir Poutine.

Finalement, comme nous l’écrivions dans une précédente Nation, les forces morales sont l’arme principale du soldat. Les défenseurs jouissent d’un ascendant psychologique certain car ils savent pourquoi ils se battent et ont les outils nécessaires pour le faire. Ils seront donc plus enclins à accepter les sacrifices nécessaires à la défense de leur pays. L’inverse n’est pas vrai pour les soldats russes, embrigadés dans une armée à la conduite très coercitive.

Notre armée a beaucoup à apprendre des Ukrainiens. Ils nous montrent l’importance d’une décentralisation des moyens et de la conduite, afin de donner aux échelons les plus bas les outils pour remplir le plus large éventail de missions. Ils nous rappellent l’extrême importance d’une infanterie apte au combat interarmes en zones urbaines, d’une utilisation intelligente du terrain, de la mobilité et de la contre-mobilité et, osons le dire, de l’hybridation des forces. Les Ukrainiens nous prouvent qu’un pays sera toujours à son avantage en défendant son territoire, même avec des effectifs moindres que l’attaquant. Nos 100 000 hommes bien formés nous laissent à cet égard dans une situation plutôt favorable au vu des ratios exposés plus haut.

Notes:

1  Certaines estimations parlent plutôt de 25% (morts, blessés, prisonniers, déserteurs).

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