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Insuffisance du libéralisme

Jacques Perrin
La Nation n° 2205 15 juillet 2022

Est-il possible de régénérer le libéralisme comme l’envisagent Olivier Meuwly et Enzo Santacroce dans un livre que nous avons déjà commenté?

Nous ne le pensons pas, à moins que l’on s’écarte des fondements de la doctrine, individualisme et progressisme, et que l’on s’interroge sur la notion de bien commun, qui n’est pas étrangère à nos deux auteurs.

Le libéralisme est une pensée fondée sur des principes idéalistes donc erronés, qui opposent l’individu à l’autorité en négligeant les communautés intermédiaires. L’engagement politique de l’individu est subordonné à ses préoccupations existentielles.

Nos auteurs disent refuser la vérité qui se prétend absolue, car elle est dangereuse pour la liberté.

La vérité absolue n’est pas de ce monde, mais on peut entrevoir ici-bas certaines vérités d’expérience qui non seulement ne menacent pas la liberté, mais qui, assimilées peu à peu, nous rendent libres.

Nous respectons la raison et nous en usons; la liberté est un bien; les individus et l’humanité existent; il y a une nature humaine; la propriété vaut la peine d’être assurée. Cependant ni l’individu, ni la liberté, ni la propriété, ni les droits de l’homme, ni l’égalité devant la loi ne sont des réalités antérieures aux communautés familiales, tribales, religieuses et surtout nationales. Un état de nature où l’homme serait un être pourvu de «droits naturels» en vertu de sa simple existence est une fiction.

Meuwly et Santacroce le savent. Il leur arrive de se réclamer d’Aristote (page 49) et de mentionner l’autorité, les communautés, le bien commun ou l’amitié politique qui ne sont pas des notions libérales comme l’intérêt particulier, l’ordre spontané, l’intérêt général. Ils parlent aussi des communes et de la famille, des rôles paternel et maternel.

La raison n’est pas née durant la Révolution française, ni au temps des Lumières. Pour Aristote déjà, l’homme est un être social doué de raison.

En dehors de cités hiérarchiquement constituées, il n’y a ni droits, ni libertés, juste des individus tout nus. Après sa naissance, le petit enfant ne survit pas à de multiples dangers mortels sans père et sans mère, sans une organisation sociale minimale. On le nourrit, on l’élève; on lui apprend à se tenir sur ses jambes et à parler. Le nouveau-né est un héritier. Son individuation demande des années. Meuwly et Santacroce disent eux-mêmes que la liberté est effort sur soi. La responsabilité personnelle, à laquelle les libéraux sont attachés, est inculquée par une communauté où mœurs et coutumes se sont fixées après de nombreux tâtonnements, en général inspirées par une confession religieuse – pour beaucoup de libéraux vaudois, le protestantisme. Selon Frédéric Bastiat (1801-1849), libéral français, la responsabilité est l’enchaînement naturel entre l’acte et ses conséquences, sans laquelle l’homme n’a plus de libre arbitre, n’est plus perfectible, n’est plus un être moral, n’apprend rien, n’est rien, tombe dans l’inertie et ne compte plus que comme une unité dans un troupeau. Comment imagine-t-on qu’un petit enfant devienne un être «moral» et «responsable» sans l’appui constant d’une communauté qui lui préexiste?

L’homme ne vit pas qu’en achetant et vendant des marchandises. Il aime donner. Il reçoit aussi, et recevoir s’apprend. Il a des dettes qu’il réglera comme il pourra, les dons excédant de beaucoup sa capacité à rendre.

C’est cela, l’«ancrage dans le local».

Nations, communautés, sociétés, associations, ordre, autorité: ces mots apparaissent sans cesse sous la plume de nos auteurs. Ils savent bien que si tout cela n’existait pas, aucun individu ne deviendrait une personne. Celui-ci resterait au mieux «une unité dans un troupeau». Robinson Crusoé ne survivrait pas sur son île s’il n’avait pas récupéré, sur l’épave du navire échoué, la Bible et les objets issus d’une société développée dont il est orphelin.

Pour régénérer le libéralisme, nos auteurs se voient contraints d’abandonner l’individualisme idéologique, associé à beaucoup de maux qu’ils dénoncent: égalitarisme, prolifération des droits à et perte du sens des responsabilités, au profit d’une réflexion sur le bien commun et les communautés intermédiaires. C’est paradoxal pour deux libéraux.

A la suite de Constant, Meuwly et Santacroce se demandent quelle part du moi intime il faut sacrifier à l’autorité, jusqu’à quel point l’autorité peut limiter ma liberté. Cette question nous semble oiseuse. Le moi intime et le moi social ne s’opposent pas, ils se conditionnent. L’individu et la communauté se complètent. Il faut des individus pour que la communauté existe. Il faut une communauté pour que les individus subsistent.

Individus et communautés sont fragiles. Il suffit qu’une idéologie l’emporte – attribuant tous les droits à l’individu ou estimant que tout est pour et par L’Etat – pour que l’équilibre se rompe.

L’abondance et la paix dont l’Occident jouit nous cachent le mal. Une nouvelle guerre en Europe nous rappelle que l’homme ment, tue, viole, torture et souffre. La foi libérale dans le progrès n’est pas absurde, mais tout progrès a une face sombre. Pour nous protéger du mal, même dans une faible mesure, nous avons plus confiance dans la communauté vaudoise que dans une doctrine si peu politique, le libéralisme, qui entretient la rivalité planétaire des seules oligarchies de l’argent.

Messieurs Meuwly et Santacroce, encore un effort! Vous vous rapprocherez de nous.

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